Il serait puéril de chercher exclusivement ici les agressions personnelles qui m’ont été si amèrement reprochées et, qu’en d’autres circonstances, j’avais jugées opportunes.
Tout au plus, rencontrera-t-on, çà et là, quelques malédictions, quelques épiphonèmes exécratoires, exprimés, peut-être, en cette langue canaille abhorrée de l’homme de goût et que je ne puis me défendre de parler quand le tire-pied de mon grand-père me remonte dans l’œsophage.
Existe-t-il une critique, d’ailleurs, une vraie critique, un cadastre certain des œuvres d’art, appuyé sur un authentique étalon du Beau ? J’en doute fort.
La maîtresse faculté de l’artiste, l’Imagination, est naturellement et passionnément anarchique. Elle ignore les consignes et les rendez-vous, et brûle sur elle-même comme un solfatare. La création est sa proie, les anges sont ses vivandiers et l’univers est le cantonnement de son choix. L’infini de l’espace est sa lucarne pour explorer la totalité des siècles. Elle est la mère de l’Alpha et la sœur puînée de l’Oméga, et le serpent symbolique est sa ceinture, quand elle se met en grand gala pour penser seulement à Dieu dont elle est le profond miroir.
Elle assemble les nuages, mieux que Jupiter, les épaissit autour d’elle à sa fantaisie et, selon qu’il lui plaît, les dissipe instantanément ou les fait crever en déluge. Les masses les plus inébranlables et les plus pesantes accomplissent des bonds et des escalades, aussitôt que cette Impératrice du Rêve leur a fait un signe.
Elle est la providence et la salaison des passions humaines. Elle parfume les immondices, désinfecte les élégances, aurifie les dents des crocodiles, rapatrie l’ivresse du parfait amour dans les plus vieux cœurs, découvre des filons de marbre dans des chairs vendangées par la syphilis, restitue des comètes aux plus répugnantes calvities, confère la sapidité de l’ambroisie au vomissement.
Tout le diabolique et tout le divin sont en elle, parce qu’elle fut investie de la curatelle de l’Art à qui tout est nécessaire et qu’elle est à jamais, pour ses pupilles éperdus, « l’Ange gardien, la Muse et la Madone, » devant qui Baudelaire a recommandé qu’on s’agenouillât, dans un poème d’une fatidique beauté.
Une jauge quelconque n’est-elle pas dérisoire, en présence de cette capricieuse de l’Infini, de cette califourchonnière des Cieux ? Et ceux qu’on nomme les grands critiques, quand ils ne sont pas des pédagogues toujours aberrants, que pourraient-ils bien être, sinon d’autres ivrognes de la Fantaisie, à la recherche de leur propre lit dans des domiciles étrangers ?
Mais il est une besogne de police transcendantale que j’ai résolu d’accomplir, si j’en ai la force. Dénoncer les improbes en littérature : ceux qui volent et ceux qui rampent. Car ces deux espèces menacent de tout dévorer.
Les voleurs sont les purs plagiaires et leur délit est facilement observable. Ils dérobent les enfants des autres et les émasculent pour les vendre avec avantage à des éleveurs de soprani.
Les rampants sont les adorateurs du succès à n’importe quels autels. Ceux-là sont des prostitués et des Iscariotes.
« L’Art qui songe aux applaudissements abdique ; il pose sa couronne sur le front de la foule. »
Cette pensée magnifique est d’Ernest Hello, dont il sera parlé plus loin, lequel fut un des plus grands écrivains modernes, dévoré, hélas ! lui aussi, de la soif des apothéoses, mais qui n’en voulut jamais au prix de cette ignominieuse abdication.
L’avilissement volontaire de la Parole est, sans contredit, un des attentats les plus bas qu’on puisse rêver. Qu’un misérable sabrenas de roman-feuilleton se pollue chaque jour, comme un mandrille, à son rez-de-chaussée, pour la joie d’un public abject, c’est son métier et il n’a pas même assez de surface pour le mépris. Mais qu’un écrivain de talent, pour augmenter son tirage, pour être lu par des femmes et par des notaires, pour obtenir de l’avancement dans l’administration de la gloire, descende son esprit jusqu’à cette ordure et contraigne sa plume à servir de cure-dents à des gavés imbéciles dont il ambitionne de torcher les plats, — c’est un genre de déloyauté qu’il faut divulguer, s’il est possible, dans des clairons et dans des buccins d’airain, car c’est l’éternelle Beauté qui se galvaude en ces gémonies !
Ma trompette, à moi, est jumelle et pourvue de deux embouchures, l’une pour le Haro, l’autre pour l’Hosanna. J’ai cru nécessaire d’appeler en confrontation les véritables et les faux artistes ; les dompteurs de ces esprits fauves qui n’obéissent qu’aux grands mâles et leurs assassins, les pâtres des bestiaux faits pour l’abattoir. La nuit est sur nous, la terrible nuit pendant laquelle on ne fait plus d’œuvres, dit l’Évangile ; mais qui sait si des livres tels que celui-ci n’auraient pas le pouvoir d’allumer enfin quelque part une aurore d’intellectuelle pudeur qui commencerait d’éclairer les élévations et les abîmes ?"
Léon Bloy, préface à Belluaires et Porchers, Stock, 1905, § 7-8.
Proposition de Jean-Nicolas Clamanges