Il faut prendre du recul pour décrypter le storytelling

Publié le 17 octobre 2019 par Dangelsteph

Si on prend un storytelling au premier degré, on risque fort de passer à côté de ce qu'il nous raconte vraiment.

Si on s'arrête aux mots et à leur analyse littérale, textuelle, brute en fait, et bien on en reste à la surface des choses. Et rester en surface, c'est par définition être incapable d'explorer les profondeurs. Basique, simple comme dirait Orelsan. C'est aussi se rendre particulièrement sensible au tentatives de manipulation, qui peuvent survenir, avec le storytelling comme avec toute sorte de technique de communication.

Deux exemples récents dans l'actualité viennent appuyer cette nécessité de décrypter le storytelling :

Souvenez-vous : dans une de ses nombreuses communications (pas un tweet, cette fois, mais une communication orale), au moment où la Turquie franchissait la frontière syrienne pour attaquer les Kurdes, en ce début d'automne 2019. Donald disait : "où étaient les Kurdes quand on avait besoin d'eux sur les plages de Normandie, ils ne sont pas venus nous aider lors du débarquement en 1944″. Aussitôt, partout dans le monde, des gens se sont indignés (pour les plus mesurés), ou se sont moqués : les mots "stupidité", "folie furieuse", "surréaliste" ont pu être entendus.

A première vue, effectivement, émettre de telles idées semble relever d'une ignorance sans nom, voire d'un niveau élevé de bêtise. Il est évident que les Kurdes, dont on ne saura jamais (ou difficilement) s'ils étaient même au courant de l'existence de la seconde guerre mondiale, n'étaient absolument pas en mesure d'intervenir au cours de ce conflit. De nombreuses discussions, notamment sur les médias sociaux, ont suivi. Il est vrai que les médias sociaux sont assez rapides pour s'emparer de ce type d'épisode, pour des débats sans réelle fin (et sans début ni milieu, d'ailleurs !).

S'agit-il vraiment de cela ? Ou ne s'agit-il que de cela ?

En réalité, si on décrypte cette information, elle raconte une toute autre histoire. En réalité, nous pouvons tous être accusés d'écouter aux portes. Car cette communication ne nous était pas destinée. Ok, la porte n'en est pas vraiment une : utiliser un média de masse pour diffuser un message ciblé n'est pas la meilleure façon de cibler, mais cela, on le verra aussi, raconte aussi une histoire. En fait, c'est exactement ce que faisait Total il y a une dizaine d'années en annonçant des bénéfices records et des suppressions d'emplois dans la foulée. Ce message que nous avions entendu, s'(adressait en fait uniquement aux actionnaires de Total.

Pour Donald Trump, ce message sur les Kurdes s'adresse à son électorat de base. C'est cynique, ou réaliste (tout dépend comment on étudie la chose), mais Trump sait très bien que ses électeurs, par manque de culture extérieure à ce qui concerne l'Amérique, vont acquiescer et se dire : "pourquoi est-ce que ces gens-là ne nous ont pas aidé, ce n'est pas normal". Faire de nous des témoins de cet échange raconte aussi une histoire : Trump nous signalant que nous aurons beau commenter et faire de grands gestes, son électorat ne le remarquera même pas. Au passage, la référence n'est pas anodine : il s'agit, dans la mémoire américaine, de la dernière guerre réellement remportée par les Etats-Unis.

On ne peut comprendre cet épisode, ce storytelling, qu'en prenant du recul, pour nous raconter l'histoire profonde qu'il renferme.

    La vraie-fausse arrestation de Xavier Dupont de Ligonnès en Ecosse :

Coup de théâtre un autre jour d'automne 2019. L'un des hommes les plus recherchés par la police française est arrêté à l'aéroport de Glasgow en Ecosse. C'est ce qu'annoncent en boucle les médias dans les heures qui suivent. BFMTV en fait même une soirée complète, bouleversant tout son planning de programmes. C'est que l'homme n'est pas n'importe qui : X avier Dupont de Ligonnès a disparu depuis 2011, et est soupçonné d'avoir assassiné toute sa famille (5 personnes au total).

Nouveau coup de théâtre quelques jours plus tard : l'homme arrêté n'est pas Xavier Dupont de Ligonnès !

Evidemment, tout le monde tombe sur le râble des médias, accusés d'être des incompétents, propagateurs de fake news. Et, bien entendu, en corollaire, on a bien raison de se méfier des médias et de ne plus leur faire confiance : la crédibilité des médias est d'ailleurs de nouveau en baisse selon l'étude annuelle réalisée pour 2019.

Est-ce que ce n'est que de cela dont il s'agit ?

N'y a-t-il pas aussi une autre histoire ? L'histoire que raconte cet incident est celui de la course à la rapidité de communication engagée par les médias. Il faut être les premiers à révéler l'information. Il faut surtout essayer de devancer les réseaux sociaux, considérés comme les concurrents n°1. Cela nécessite de prendre des risques. Cela nécessite de ne pas perdre de temps à évoquer le contexte de ce qu'on dit. Car les médias sociaux ne s'embarrassent pas de cela. Quand je parle des médias sociaux, je parle des gens sur les médias sociaux, hein, pas d'une main invisible qui dirigerait et manipulerait façon Big Brother ! Cela nécessite aussi de la part des journalistes, de renoncer à ce qui assure la plus value de leur présentations des actualités : la mise en perspective.

L'histoire que cela raconte, et elle est aussi racontée par le traitement journalistique de la communication de Trump au sujet des Kurdes : c'est l'histoire de la mort des journalistes qui ont leur statut mais n'ont plus leur stature. Ils ont choisi de s'aligner sur le moins disant dans leur fonctionnement opérationnel : les médias sociaux. Et là, l'histoire est bien plus profonde qu'une imprudence risible : elle touche à la perte de ce contre-pouvoir qu'ont été les médias, laissant dorénavant le champ libre à tout type de communication, même la plus absurde. Je me positionne en disant cela dans la prospective, mais un avenir plutôt proche maintenant.

Voilà quelques "tales from the frontline" (des nouvelles du front comme on dit).

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