John Giorno – Saluer les fleurs

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Je me tiens au coin de Stanton et de Chrystie,
en attendant que le feu passe au vert.
Un homme assis sur les marches d’un immeuble
tient son jeune fils sur les genoux.
Il mange du poulet grillé
de chez Chico sur la Houston.
Il mâche les ailes
et donne des morceaux de blanc à son fils.

L’homme finit de manger
et place les restes de poulet et d’os,
les frites et la canette de soda dans un sac en papier
et le laisse sur le trottoir.
Le chien marron d’un immeuble voisin
vient rôder,
plonge la truffe dans le sac,
ronge les os
et en met partout.
L’homme frappe le chien avec un journal,
et le chien jappe et s’enfuit.
Un chat noir assis devant une fenêtre
regarde les yeux grands ouverts,
il observe le chien,
les os de poulet et le cartilage.

Je vois leurs vies passées et présentes.
L’homme mange le poulet
et le poulet
était sa mère,
qui est morte d’un cancer deux ans plus tôt ;
le chien rongeant les os
était son père,
qui est mort d’une crise cardiaque cinq ans plus tôt ;
et le chat à la fenêtre
était sa grand-mère ;
et son jeune fils, qu’il tient si tendrement,
était l’homme qui l’a tué dans une vie antérieure.
Sa femme rentre chez eux avec les courses
et elle emmène l’enfant dans l’immeuble.
Elle avait été sa maîtresse au cours de nombreuses vies antérieures,
et était sa mère pour la première fois dans cette vie.
Le monde me fait rire.

Remplir ce qui est vide,
vider ce qui est plein,
la lumière
comme corps,
la lumière
comme souffle.

Accueillir les fleurs :
jonquilles
baptisées dans le beurre,
lilas léchant le ciel avec volupté,
colliers de glycine
se penchant sur des mamans magnolias,
les fleurs de cerisier sont des lames de rasoir,
les dahlias des neiges sont aussi tranchants que la pisse de chat,
les lis dans la vallée sont
des lis de plume,
des lis de cuir,
des lis d’écaille,
des lis de peau,
la rose presque Miss Amérique,
les orchidées sont de grasses langues de lécheuses,
et elles sentent toutes si bon
et je suis avalé par leur divinité terrestre et charnelle.

Tu
réchauffes
mon cœur,
je pose ma tête sur ta poitrine
et me sens libre,
remplir
ce qui est vide,
vider
ce qui est plein,
remplir ce qui est
vide, vider
ce qui est plein,
remplir ce qui est vide, vider ce qui est plein,
remplir ce qui est vide, vider ce qui est plein,
nous sommes
les dieux
que nous connaissons,
nous étions
les dieux
que nous connaissions.

Je te sens
avec mes yeux,
te goûte
avec mes oreilles,
te touche
avec mon nez,
t’entends
avec ma langue,
je veux que tu t’assoies
dans mon cœur,
et que tu souries.

Les mots viennent du son,
le son vient de la sagesse,
la sagesse vient du vide,
profonde détente
d’une grande perfection.

Accueillir les fleurs :
brassées de chèvrefeuille
et de colombines,
lames couronnées de rouge du pinceau indien,
les champs de marguerites sont les gens
qui m’ont trahi
et les lupins étaient égoïstes et méchants,
les bougainvilliers volumineux et voluptueux
lèchent le feu en aimant ce qui ne peut brûler,
l’énorme bouquet de mille roses rouges
est tous ceux à qui j’ai fait l’amour,
frappe mon nez avec la tige d’une rose,
les pavots ont les poches pleines de festins narcotiques,
les chrysanthèmes sont une guirlande de crânes.

Je vais à la mort
bien volontiers,
aussi serein et joyeux
que lorsque je pose ma tête
sur la poitrine de mon amant.

Accueillir les fleurs :
le troisième bouquet, une couronne de cloches bleues,
un carillon de digitale pourprée,
un tournesol se blottit contre moi
et contemple le ciel,
puissent les petits insectes noirs
qui grouillent sur les pétales de pivoine
être les fils et filles de mes vies à venir,
grandes boules de lumière
émettant blanc, rouge, bleu,
un éclat concentrique
jaune, verte,
une grande exaltation,
le monde me fait rire.

Puissent le son et la lumière
ne pas surgir et apparaître comme deux ennemis,
puissé-je connaître tout son comme mon propre son,
puissé-je connaître toute lumière comme ma propre lumière,
puissé-je spontanément connaître tout phénomène comme moi-même,
puissé-je comprendre la nature originelle,
qui n’est pas fabriquée par l’esprit,
conscience nue
vide.

*

Welcoming the flowers

I am standing on the corner of Stanton and Chrystie,
waiting for the traffic light to change.
A man is sitting on the steps of a building
holding his young son on his lap.
He is eating fried chicken
from Chico’s take-out on Houston.
He chews on the wings
and feeds bits of the breast to his son.

The man finishes eating
and puts the leftover chicken and bones,
french fries and soda can in a paper bag
and leaves it on the sidewalk.
A brown dog from a neighboring building,
snoops around
gets his nose in the bag,
chews on the bones
and makes a mess.
The man hits the dog with a newspaper,
and it yelps and runs away.
A black cat sitting in a window,
watches wide-eyed,
staring down at the dog,
chicken bones and gristle.

I see their past and present lives.
The man eats the chicken
and the chicken
was his mother,
who had died of cancer two years ago;

the dog chewing on the bones
was his father,
who had died of a heart attack five years ago;
and the cat in the window
was his grandmother;
and his young son, whom he holds so tenderly,
was the man who killed him in his previous life.
His wife comes home with groceries
and takes the boy into the building.
She had been his lover in many past lives,
and was his mother for the first time in this one.
The world just makes me laugh.

Fill what is empty,
empty what is full,
light
as body,
light
as breath.

Welcoming the flowers:
daffodils
baptized in butter,
lilacs lasciviously licking the air,
necklaces of wisteria
bowing to magnolia mamas,
the cherry blossoms are razor blades,
the snow dahlias are sharp as cat piss,
the lilies of the valley are
lilies of fur,
lilies of feather,
lilies of fin,
lilies of skin,
the almost Miss America rose,
the orchids are fat licking tongues,
and they all smell so good
and I am sucked into their meaty earthy goodness.

You make
my heart
feel warm,
I lay my head on your chest
and feel free,
filling
what is empty,
emptying
what is full,
filling what is
empty, emptying
what is full,
filling what is empty, emptying what is full,
filling what is empty, emptying what is full,
the gods
we know
we are,
the gods
we knew
we were.

I smell you
with my eyes,
see you
with my ears,
feel you
with my mouth,
taste you
with my nose,
hear you
with my tongue,
I want you to sit
in my heart,
and smile.

Words come from sound,
sound comes from wisdom,
wisdom comes from emptiness,
deep relaxation
of great perfection.

Welcoming the flowers:
armfuls of honey suckle
and columbine,
red-tipped knives of Indian paint brush,
the fields of daisies are the people
who betrayed me
and the lupine were self-serving and unkind,
the voluminous and voluptuous bougainvillea
are licking fire loving what it cannot burn,
the big bunch of one thousand red roses
are all the people I made love to,
hit my nose with stem of a rose,
the poppies have pockets packed with narcotic treats,
the chrysanthemums are a garland of skulls.

I go to death
willingly,
with the same comfort and bliss
as when I lay my head
on my lover’s chest.

Welcoming the flowers:
the third bouquet is a crown of blue bells,
a carillon of foxglove,
a sunflower snuggles its head on my lap
and gazes up at the sky,
may all the tiny black insects
crawling on the peony petals
be my sons and daughters in future lives,
great balls of light
radiating white, red, blue
concentric dazzle,
yellow, green
great exaltation,
the world just makes me laugh.

May sound and light
not rise up and appear as enemies,
may I know all sound as my own sound,
may I know all light as my own light,
may I spontaneously know all phenomena as myself,
may I realize original nature,
not fabricated by mind,
empty
naked awareness.

2004 ***

John Giorno (1936-2019)La sagesse des sorcières (Al Dante, 2005) – Traduit de l’américain par Gérard-Georges Lemaire.