Pointillés de Françoise Louise Demorgny.
balise
et laisse la neiger entrer par les fissures des portes le vent
souffle c'est son affaire
La frontière en moi est comme infuse, elle fonde ma première géographie. Dans l'ombre de mon berceau, dans toutes les pièces de la maison, à la cave, au grenier, au poulailler ou au jardin, où que me portent des bras, où que me portent mes pas, elle balise à jamais ma perception de l'espace. Tatouage primitif comme, pour d'autres, une tache de naissance.
Elle est du côté froid de la ferme où s'alignent la grange et l'écurie. De ce côté, le mur de pierres et ses pansements de briques est aveugle, juste percé d'un haut portail à deux vantaux aux planches mal jointes. Le vent de Belgique s'y engouffre sans façon et sèche le foin, le fait voleter sur les épasses et parfois, l'hiver, le pointille de neige. Les fenêtres sont sur les autres côtés. Le soleil en fait le tour, les allume une à une les jours où il est bien luné. Il dédaigne le quartier de ciel au-dessus de la frontière.
cailloux
d'aussi loin que je me souvienne certaines phrases
de Rimbaud m'avaient torché le cœur
Faut-il encore et encore convoquer l'enfant de Charleville dès que l'Ardenne prend la parole et raconte ses histoires ? L'artifice racoleur est aussi usé que le vieux socle primaire, Rimbaud n'a plus un seul coin d'ombre qui n'ait été fouillé jusqu'à la nausée par les adorateurs et les marchands. Rimbaud n'est pas de mon Ardenne.
La mienne est celle des forêts, des fagnes et des rièzes, des sarts. Du liseré de la frontière.
L'Ardenne natale de Rimbaud frise la Champagne, plus au sud, horizons larges et champs ouverts. Souvent, c'est celle de la vallée de la Meuse qui le pousse hors de Charleville plein nord en enjambées rageuses vers la frontière quand toute route est bonne à prendre. Son tronçon de frontière commence où finit le mien à l'est de la borne des Trois Empires, à la douane de Regniowez.
Mais dans sa voix roulent les mêmes cailloux que chez tous les miens paysans disparus.
(...)
passage
nous habitons encore un autre monde peut-être l’intervalle
Schengen a emporté douaniers et barrières, brouillé les repères.
Je longe l'Eau Noire dont le cours minuscule marque ici la frontière belge, à deux pas de Regniowez. L'arbre est seul sur sa pelouse bosselée. Je marche sur du moelleux, de l'humide, sur l'étoilé des sphaignes, vers lui dont le port, de loin, m'intrigue. Il dispose du grand large et cependant il a poussé de travers, tirant plein ouest toute sa charpente et sa résille imparfaite. C'est un aulne blanc. À son pied, je trouve sous les mousses la souche pourrie d'un arbre jumeau de section plus petite. Il n'a pas rééquilibré sa silhouette, il se tient là sur l'horizon, blessant l'œil dans sa solitude poignante. Il témoigne d'une absence et s'offre pour ce qu'il est, tors et vivant.
L'aulne blanc amputé garde-frontière amer de fortune veille
inutile dérisoire sur la fagne qui moutonne
ici l'on dit rièzes pour ce troupeau
dos ronds des callunes sphaignes à bosses coussins de
bruyères joncs et carex
l'eau suinte et wache
sous la botte
happe
le pied cherche du ferme navigue à l'estime
le vent en continu couche les linaigrettes
le ciel ample et grave sur terres désolées
les console enjambe la ligne de partage
strates et siècles brins et fibres tissent la tourbière
des peuples fossiles de tous temps hantent encore ce passage
Regniowez gué de Regnaud dit l'eau et les traverses
Françoise Louise Demorgny, Pointillés, éditions Isabelle Sauvage, 2019, 122 p., 16€, pp. 14, 15 et 24-25.
Françoise Louise Demorgny est née en 1946 dans les Ardennes. Pointillés est son troisième livre publié aux éditions isabelle sauvage après Rouilles, en 2015, et Un écart, en 2018.