Poezibao s’en est largement fait l’écho dès le 11 octobre, tant dans le compte twitter du site, @Poezibao, que dans son espace d’information, le scoop.it : le poète Loránd Gáspár est mort ce 9 octobre 2019.
Alexis Pelletier lui rend ici hommage.
Un signe, pour Loránd Gáspár
Dans le volume Égée Judée publié dans la collection Poésie/Gallimard, il y a un poème qui m’est tout de suite revenu en mémoire, apprenant la mort de Loránd Gáspár.
« Un chant s’étire indéfiniment dans le soir, chemine, dans le dos, sa clarté fait froid.
Il va droit dans le noir du sang.
Non, surtout ne pas allumer, laisser les mains trouver le grain, les touches blanches et noires, les sons qui les allument.
Dans toute cette rigueur, tes doigts éperdus de tâtonnements.
Maintenant que tu as touché le fer, te reste-t-il une larme ? »
Ce poème1 a certainement une histoire.
Ce qu’on sait, lisant Feuilles d’observation dont il est extrait, c’est qu’il provient de « notes prises au fil des jours » et que parmi ces notes, quelques-unes « sont devenues des poèmes ». Il y a dans ce fait même de quelque chose qui devient poème, un élément qui me touche, parce que je crois difficile de définir la poésie, ou plus exactement de cerner ce qu’elle peut être, sans cette idée de devenir… Quelque chose pris du réel, de n’importe quel réel peut devenir poème. Cette dernière phrase suffit à dire la dette que je ressens à l’égard des livres de Loránd Gáspár.
À partir de là, la lecture, qui se fait en totale conscience de ses limites, se saisit du poème publié – rendu public – et qui m’appartient pendant le temps de cette lecture.
L’expression du « chant » est une constante de la relation que j’essaie d’avoir avec les mots. Et il est des moments, où en effet, les rythmes du chant évoluent, se modifient, se transforment presque imperceptiblement, parfois.
Loránd Gáspár à coup sûr part d’une expérience particulière, celui d’un soir qui peut-être s’est répété et qui dit le rythme lent, le rythme qui s’allonge et passe de l’andante à l’adagio, de l’allant à ce qui est à l’aise dans cet étirement profond.
Est-ce une voix entendue au loin ou celle qui accompagne ou, comme peut-être Blanchot l’aura dit « ne m’accompagnait pas » ? Qu’est-ce enfin que ce chant ?
Il semble que sa situation en arrière, « dans le dos », dise l’essence même de la poétique de Loránd Gáspár. Et je n’oublie pas, écrivant ceci, que l’un de ses derniers ouvrages, chez Gallimard avait pour titre « Dans le dos de Dieu ».
Le chant entendu très concrètement dans un lieu est donc, par le poème, devenu une présence de nulle part.
Je crois que c’est celui qui se trouve aussi bien dans les mots, que dans l’espace, celui qui est en mesure d’être toujours entendu. Il va, il trouve un chemin, ce que Loránd Gáspár résume dans le verbe cheminer. Le chant « chemine, dans le dos, sa clarté fait froid. »
L’étirement du son est une sorte de voyage qui accompagne sans accompagner, un chemin dans lequel on peut marcher, mais qui peut aussi rester en-deçà et qui, d’une certaine manière, est à portée de l’ouïe ou du pas. Peut-être music for a while comme Dryden aura écrit pour Purcell, peut-être émotion froide, chère à Stravinsky, ce chant n’est pas une contemplation béate du monde mais une manière lucide d’être à l’écoute de celui-ci, dans toute sa complexité, sa dureté parfois. C’est une petite musique du soir ou une petite musique qui mène à la nuit, qui, sans naïveté, permet de faire face à ce que Loránd Gáspár nomme le « froid » ou le « noir du sang ».
Faire face, c’est cela.
C’est-à-dire accepter toujours l’improvisation du monde, l’accepter, la faire sienne même dans ses horreurs, non pour s’inscrire avec celles-ci, mais pour agir. Et l’image de l’improvisation au piano, dans une obscurité volontairement maintenue – « ne pas allumer, laisser les mains trouver le grain, les touches » – vient confirmer cette veille lucide, cette manière de guetter, d’être aux aguets, d’être à l’écoute de l’autre, qui dans le poème surgit – mais cet autre est-il moi ou est-il l’autre ? : toute l’histoire de la poésie se décline par le sens des mots qui est toujours déjà donné avant qu’ils ne soient entrés dans le poème.
Le « fer » qui arrive alors dans le texte de Loránd Gáspár vient des lieux où les notes furent commencées, ceux que le premier texte de Feuilles d’observation rappelle être des espaces « où se concentre la douleur des hommes », Palestine, sans doute, et peut-être Grèce, comme sols absolus qui dans le chant donnent le la de toutes les significations du monde (et ce la bien sûr d’être juste au-dessus du sol).
C’est bien le « tu » qui a « touché le fer ». Ce tu qui est aussi bien l’autre que moi, ce tu qui se tait dans le chant étiré, profond, toujours en puissance. Et ce fer concentre la souffrance des êtres humains, des femmes et des hommes, depuis ces lieux d’origine jusqu’à notre intimité et presque jusqu’à l’épuisement.
La question alors – rhétorique diront les commentateurs – reste ouverte, ne présuppose aucune réponse : « te reste-t-il une larme ? »
Oui, bien sûr, ai-je envie d’écrire, pour avoir lu les œuvres de Loránd Gáspár et avoir compris – quelles que soient les raisons d’avoir peur aujourd’hui devant la fin de l’humanité qui est toujours en instance et qui pourrait imposer sa négation à la question. Oui parce que faire face au monde est une injonction contenue dans le chant, une mélodie que le poème, toujours en devenir, parvient parfois à trouver.
Alexis Pelletier
1 Extrait de Feuilles d’observation qu’on retrouve dans Égée Judée, Poésie/Gallimard, 1993, p.180
On peut lire aussi cet entretien avec Lorand Gaspar sur le site Œuvres Ouvertes de Laurent Margantin