Pendants d’histoire
Le Jeu de l’Oye
Chardin, Salon de 1743 , gravure par Surugue fils (inversée Gauche Droite)
Les tours de carte
Chardin, Salon de 1743 , Dublin National Gallery of Ireland
Dans Le jeu de l’Oye, les trois enfants, debout autour d’une table pliante, sont mis à égalité : la grande fille tient le cornet de dés, le grand garçon déplace les pions et le petit, qui ne sait pas encore bien compter, suit le jeu avec attention.
Dans Les tours de carte, les deux enfants, debout et passifs, sont séparés par une lourde table de l’adulte assis qui les manipule.
Pour souligner cette opposition entre un jeu contrôlé par les enfants et un divertissement contrôlé par l’adulte, Chardin a dessiné à gauche une chaise d’enfant, à droite une chaise normale.
La bonne éducation
Chardin, Salon de 1749, Museum of Fine Art, Houston
L’étude du dessin
Chardin, Salon de 1749, Schweden, Sammlung Wanas
Ces deux pendants, commandés par la reine de Suède, sont fort subtils : mis à part qu’ils traitent tous deux du thème cher à Chardin de l’éducation, quel rapport entre la mère, interrompant son ouvrage pour faire réciter une leçon à sa fille, et le dessinateur copiant, sous le regard d’un condisciple, un plâtre du célèbre Mercure de Pigalle ? Notons d’abord qu’en prônant la copie d’un auteur contemporain, et non d’un plâtre antique, Chardin prend ici une position avancée en matière d’enseignement du dessin.
Pour saisir la logique d’ensemble, il faut remonter à cette pédagogie préhistorique où la copie fidèle n’était pas vue comme servile. On comprend alors que les deux tableaux nous montrent en fait la même chose :
⦁ un objet du savoir : le livre ou la statue-modèle ;
⦁ un élève, qui recopie dans sa tête ou sur le papier le modèle à assimiler ;
⦁ un tiers (la mère ou le condisciple) qui vérifie que la copie est bien faite.
Pendants solo : femme – femme
La blanchisseuse Chardin, 1735, Toledo, Museum of Art
Femme à la fontaine (The water cistern)
Chardin, vers 1733, Toledo, Museum of Art
Ces pendants signés étaient conservés depuis le XVIIIe siècle chez les descendants d’un échevin de la ville de Lyon, et sont donc indiscutables. La complémentarité des thèmes est portant loin d’être évidente, sinon qu’il s’agit de deux servantes travaillant avec de l’eau dans une pièce obscure.
Dans La Blanchisseuse, Chardin insiste sur le blanc (linges, bouquet de bougies au mur) et sur la propreté (savon sur la chaise, chat par terre).
Dans Femme à la fontaine, nous sommes dans un garde-manger : pièce froide, pavée, où l’on conserve l’eau à boire et un quartier de viande, dont le rouge fait écho au cuivre de la fontaine. Dans l’embrasure de la porte, une autre femme balaie, en compagnie d’un petit enfant.
L' »idée » du pendant serait donc de montrer deux aspects complémentaires de l’eau : celle qui lave, dans la chaleur, et celle qui désaltère, dans la fraîcheur.
La blanchisseuse
Chardin, 1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Femme à la fontaine (The water cistern)
Chardin, 1733, National Gallery, Londres
Dans cette version en largeur, Chardin a accentué la symétrie en rajoutant côté « blanchisseuse » un jeune enfant qui joue aux bulles, et une porte, ouverte en sens inverse, montrant une femme qui étend le linge.
Côté « fontaine », la composition s’est développée sur la gauche avec l’ajout d’un brasero éteint, et de bûches posées contre le mur, évoquant l’absence de feu.
C’est maintenant la symétrie formelle qui frappe l’oeil, tout autant que les oppositions plus ténues entre laver et boire, blancheur et rougeur, chaleur et fraîcheur.
La ratisseuse de navets, 46,6 x 36,5
Chardin, 1738, National Gallery of Art,Washington
La gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa
A gauche, la servante s’interrompt dans sa tâche ingrate. A droite, la gouvernante interrompt elle-aussi une tâche plus noble, la broderie, pour réprimander le jeune fils de famille qui a sali son tricorne, et semble peu enclin à laisser ses jeux pour l’étude.
Dans ce pendant (plausible mais non confirmé), tout est bien symétrique : le baquet dans lequel baignent les navets épluchés fait écho au panier contenant les pelotes, le tas de navets à éplucher rappelle le désordre des jouets abandonnés par terre.
Et les mains des deux jeunes femmes tiennent de manière étrangement similaire pour l’une le couteau et le navet, pour l’autre la brosse et le tricorne.
Seul manque, évidemment, dans le tableau de gauche, une présence masculine. A la place, un billot sans lequel un hachoir est fiché, le manche tournée vers la droite, désigné par la queue d’une poêle. La logique du pendant voudrait que l’équivalent du petit maître bien propre soumis à la gouvernante soit un sale valet tournant autour de l’éplucheuse : voilà pourquoi, peut-être, elle s’interrompt et fixe la droite d’un regard de défi, le couteau en main, le navet à moitié décortiqué donnant une bonne idée de sa menace muette.
La Pourvoyeuse 47 x 38 cm
Chardin, 1739, Louvre, Paris
La gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa
Pour d’autres commentateurs, le pendant de La gouvernante serait La pourvoyeuse, de la même taille et exposée au même salon de 1739. Mis à part la porte à l’arrière-plan, il est difficile de trouver un lien logique entre les deux scènes.
La mère laborieuse
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Le bénédicité
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Ces deux très célèbres tableaux font souvent l’objet de fausses lectures, qui empêchent de comprendre leur unité . Car notre oeil, prévenu de longue date contre les mièvreries de la peinture de genre, se contente d’admirer la forme sans oser savourer les subtilités du sujet, qui faisaient les délices des amateurs (les deux pendants ont été offerts à Louis XV).
Ainsi, à gauche, ce n’est pas tant la mère qui est laborieuse que la fille qui ne l’est pas assez, comme l’explicite le texte accompagnant la version gravée :
« Un rien vous amuse ma fille
Hier ce feuillage était fait
Je vois par chaque point d’aiguille
Combien votre esprit est distrait
Croyez-moi, fuyez la paresse
Et goutez cette vérité
Que le travail et la sagesse
Valent les biens et la beauté. »
Texte de Lépicié sur la gravure de 1744
Nous comprenons maintenant la moue dépitée de la petite et les yeux sérieux de la mère, qui montre du doigt le gâchis. Sa posture allongée, les pieds croisés, s’explique par le fait qu’elle était en train de faire une pelote (suivre le fil, du dévidoir jusqu’à la main gauche), et s’est interrompue pour examiner le travail de sa fille.
Dans Le bénédicité, les commentateurs se trompent souvent sur l’enfant assis dans le petit siège : il ne s’agit pas d’une fillette, mais d’un garçonnet encore en robe, comme le souligne clairement le tambour. La mère s’est arrêtée de servir, la louche dans la soupière fumante, pendant que la grande soeur prie, les mains jointes, en jetant un regard en coin sur son frère. On comprend que celui-ci a dû faire du bruit pendant la prière, être rappelé à l’ordre, et joindre les mains précipitamment.
Le sujet du pendant est donc le rôle de la mère dans l’éducation des enfants, grande fille ou petit garçon. Il s’agit de deux instantanés pris au moment précis où la mère interrompt sa propre tâche pour porter son attention sur l’enfant. Un bon titre pour l’ensemble serait donc « La mère vigilante ».
Les amusements de la vie privée
Chardin, 1746, National Museum, Stockholm
L’économe
Chardin, 1747, National Museum, Stockholm
Ce pendant est une commande de Louise-Ulrike de Suède, la soeur de Fréderic le Grand, qui s’en déclara fort satisfaite malgré un retard certain à la livraison.
A gauche, la maîtresse de maison rêve en lisant un roman. A droite, elle fait ses comptes, entre les pains de sucre et les bouteilles de rouge.
Pendants solo : homme – femme
L’ouvrière en tapisserie
Chardin, 1733-1735, Collection privée
Le jeune dessinateur
Chardin, 1733-1735, Fort Worth, Kimbell Art Museum
Le texte du Salon de 1758 décrit ainsi le premier pendant : « Un tableau représentant une Ouvrière en tapisserie, qui choisit de la laine dans son panier ». Tous les accessoires du métier sont là : la broderie en cours posée sur le genou, les ciseaux pendus à la ceinture, le coussin à épingles posée sur la nappe, la barre à mesurer appuyée contre.
Dans le pendant masculin, un jeune dessinateur recopie une académie à la sanguine. Le couteau sur le sol lui sert à tailler son crayon. Assis par terre, la redingote trouée à l’épaule, les chevaux en bataille s’échappant du tricorne, insoucieux de confort ou d’élégance, il semble totalement absorbé dans ce travail dont nous ne voyons ni l’instrument, ni le résultat.
Maison contre atelier, artisanat aux multiples outils contre art économe de moyens, fils multicolores contre fusain rouge, vue de face contre vue de dos, évidence contre mystère, interruption contre concentration, les deux pendants comparent deux mains habiles pratiquant des activités de copie : la broderie embellit les robes, le dessin embellit le nu.
Un garçon cabaretier qui nettoie un broc
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery, Glasgow
L’écureuse
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery, Glasgow
Nous sommes ici dans le monde des laborieux, des subalternes. Le garçon porte la clé de la réserve attachée par un ruban bleu, la fille un médaillon attaché par le même ruban.. Les deux regardent l’un vers l’autre comme s’ils se devinaient, de part et d’autre de la cloison. Les croix et les bâtons sur l’ardoise renvoient au caractère répétitif de ces activités obscures.
Environné de récipients en fer blanc, le garçon illustre la Boisson ; entourée de récipients en cuivre, la fille illustre la Cuisson. Mais pas de tonneau à gauche, ni de victuailles à droite : les deux apprentis en sont encore au stade ingrat où on n’est pas autorisé à toucher directement aux substances, mais simplement aux récipients, broc et poêlon.
Il ne faut pas sous-estimer l’allusion et la dimension déceptive des gestes. C’est à hauteur de sexe que le garçon fourrage dans le broc, tandis que la fille se trouve transpercée par la queue interminable du poêlon. De même qu’ils n’ont pas encore accès aux nourritures réelles, les deux adolescents en sont réduits aux fourbissages solitaires.
Les bulles de savon 93 x 74.6 cm
Chardin, 1733-34, National Gallery of Arts, Washington
Le jeu des osselets 81.9 x 65.6
Chardin, 1733-34, Baltimore Museum of Art
A noter le veston déchiré du jeune homme, qui a la même signification que le trou dans la redingote du jeune dessinateur : l’oubli du monde extérieur, l’absorption dans une activité qui rend indifférent au regard des autres.
Ce pendant est attesté par une annonce dans le Mercure de France en 1739, de deux gravures de Pierre Filloeul dont voici les légendes :
Contemple bien jeune Garçon,
Ces petits globes de savon :
Leur mouvement si variable
Et leur éclat si peu durable
Te feront dire avec raison
Qu’en cela mainte Iris leur est assez semblable.
Il vous est peu séant, Lisette, De jouer seule aux osselets,
Et désormais vous êtes faite
Pour rendre un jeune amant heureux,
En daignant lui céder quelque part dans vos jeux
Comme souvent, les légendes des gravures simplifient, voire faussent, la signification des pendants.
Dans ces ossements envoyés en l’air par une main habile et ces bulles éphémères, difficile de ne pas percevoir une résurgences des Vanités flamandes, une illustration de la fugacité de la vie.
Dame prenant le thé
Chardin, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of Glasgow
Garçon construisant un chateau de cartes, 79,4 x 99,9
Chardin, 1735, The National Trust, Waddesdon Manor
Chardin a peint le pendant de gauche peu avant la mort de sa première épouse Marguerite Saintard. Prendre le thé toute seule est inhabituel : peut-être était-ce un réconfort durant sa maladie.
Dans le pendant de droite, le tablier suggère que le jeune garçon est un serviteur que l’on a appelé pour ranger et qui s’est assis là, profitant des cartes pour s’amuser. Le gland de la sonnette, à gauche, renforce cette idée. Il s’agit encore d’un enfant, qui ne s’intéresse ni à la mise oubliée sur le coin de la table, ni à l’as de coeur symbole d’amour, ni au roi de pique tombé dans le tiroir, image de l’autorité vacante. Les soucis d’argent, d’amour et de pouvoir sont en suspens, le temps d’une construction gratuite et d’un exercice d’habileté.
Le tiroir ouvert fait le lien entre les deux pendants. Femme mûre contre jeune homme, nuage de vapeur contre château de papier, les deux nous montrent des passe-temps qui n’apportent qu’une satisfaction fugitive. Mais aussi la différence entre le plaisir des adultes – une chaleur temporaire – et celui des jeunes gens – un défi lancé à soi-même.
Le château de cartes 60.3 x 71.8 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery, Londres
La petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.
A gauche, dans cette autre version du Château de Cartes (on en connait quatre au total), certaines cartes sont pliées, ce que l’on faisait après le jeu pour les rendre inutilisables et éviter toute tricherie. Un jeton et une pièce ont été oubliés sur la table.
A droite, la jeune maîtresse d’école montre un livre à un enfant, en désignant une image avec son aiguille à tricoter.
Ainsi, ce pendant mettrait en parallèle le sérieux du jeune homme, au profit d’un plaisir doublement futile (un jeu d’adresse, dérivé d’un jeu d’argent) et celui de la jeune fille , au profit d’une activité doublement utile (l’enseignement, dérivé du tricotage).
Suivant les occasions, Chardin présentait ses tableaux selon différentes combinaisons. De plus, des pendants ont pu être reconstitués indépendamment de sa volonté, par les amateurs successifs. En outre, la présence de plusieurs versions de chaque thème complique encore les appariements.
C’est ainsi que dans quatre ventes tout au long du XVIIIème siècle, la Maîtresse d’école a été associée avec une version horizontale des Bulles de savon.
Les bulles de savon 61 x 63.2 cm
Chardin, 1733-34, MET, New York
La petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.
On voit bien la symétrie entre les deux bambins, l’un distrait vainement, l’autre éduqué sainement.
Jeune fille avec raquette et volant 83 x 66 cm
Chardin, 1737 , Galleria degli Uffizi, Florence
Le château de cartes 82.2 x 66 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery of Arts, Washington
Au salon de 1737, c’est une jeune fille à la raquette qui est associée à cette autre version du Château de Cartes.
A gauche, la très jeune fille a préféré le jeu de volant à son ouvrage (les ciseaux attachés à sa ceinture).
A droite, toutes les cartes sont pliées, le tablier est réapparu, et la carte du tiroir est un valet de Coeur. Ces nuances suggèrent que le jeune domestique, qui lui aussi préfère jouer plutôt que travailler, pourrait bien être quelque peu fripon et coureur.
Ainsi ce pendant confronte deux dextérités, féminine et masculine, en extérieur et en intérieur, toutes deux vouées à la chute : ni le vol du volant ni le château de carte ne peuvent durer. Mais aussi la naïveté de la tendre enfant à l’habileté manipulatoire du beau valet.