« Martin et Pernille » de Jacob Aue Sobol

Publié le 14 octobre 2019 par Les Lettres Françaises

Avant cet été, l’agence Magnum a organisé pendant quelques jours une vente en ligne de photographies signées à prix cassés. Parmi les œuvres proposées, on pouvait en trouver une de Jacob Aue Sobol intitulée Martin et Pernille. Né en 1976, Jacob Aue Sobol a été l’élève de l’European Film College puis de l’École danoise du documentaire et de la photographie d’art Fatamorgana où il se forme à l’art du noir et blanc. En 2004, son livre Sabine connait un réel succès et fut couronné du Deutsche Börse Prize. Il y expose son expérience de chasseur-pêcheur pendant trois ans dans un petit village du Groenland ainsi que le quotidien de ses amours avec sa compagne Sabine. Puis, sa série sur le Guatemala obtient le World Press Photo Award. En 2007, il entre dans l’agence Magnum en tant que photographe nominé. L’année suivante, il publie Tokyo, travail sur des paysages urbains et leurs habitants, qui obtient un nouveau succès critique.

Dans l’’œuvre de Jacob Aue Sobol, je suis particulièrement touché par les images empreintes d’une sensualité parfaitement mise en scène et rehaussée par le jeu des cadrages et des éclairages. Ainsi, une des magnifiques photographies de la série Sabine montre la jeune femme allongée nue sur le ventre au milieu d’un lit défait : le contraste entre le corps lisse, abandonné et le fouillis des draps est des plus troublants. Mais le trouble est encore plus grand quand, à Tokyo, il saisit en gros plan une scène de plaisir, un homme pénétrant une femme avec cadrage resserré sur les ventres et le haut des cuisses qui dessinent une fleur épanouie et où le pubis de la femme se confond avec celui de l’homme pour former un pistil ébouriffé.

Il est si merveilleusement beau, quand on fait l’amour éclairé par une flamme vacillante ou une ampoule tamisée, de voir que les peaux renvoient la lumière comme des miroirs odorants et chauds. Jacob Aue Sobol a excellé à représenter cette lumière dans Martin et Pernille. Il raconte dans quel cadre a été pris cette œuvre en 2010 : « Pour moi la caméra a toujours été un outil pour trouver et dépeindre l’amour à un point que c’est devenu une obsession. À quel point puis-je me rapprocher d’un amour qui se sent vrai dans mes images ? Est-ce que c’est l’amour que j’ai cherché moi-même ces vingt dernières années ? Est-ce que c’est l’amour de ma vie ? J’ai photographié de jeunes couples amoureux à travers la planète pour nous rappeler que nous sommes tous les mêmes, pour nous rappeler que ce que nous avons en commun est plus grand que ce qui nous sépare. Que les jeunes couples amoureux de Pékin partagent le même amour que les jeunes couples de Moscou, de Paris ou de New York. Et, même après que cette recherche obsessionnelle de l’amour a pris fin, j’ai trouvé Martin et Pernille dans mon propre quartier à Copenhague. »

Regardons l’image : la photographie, rectangulaire et en longueur, montre deux amoureux allongés l’un sur l’autre. Les bouches sont à une portée d’haleine : le baiser va arriver. Pas de décor, pas d’arrière-plan, juste un peu de noir profond qui cerne le sujet, le cadrage est très resserré autour du haut des torses et des visages qui s’approchent l’un de l’autre. Il n’y a rien d’autre que ces deux amoureux, que leur amour, que leur désir que l’on voit exprimé dans les regards. Les prénoms indiquent clairement qu’il s’agit d’un garçon, allongé sur le dos, et d’une fille. Mais de la fille, on ne distingue nullement la poitrine. Ce pourrait être un garçon. Très certainement sans le vouloir, l’œuvre bouleverse les catégories de genre dont on mesure aujourd’hui à quelles point elles sont culturelles, artificielles et sclérosantes.

Martin et Pernille suspend le temps en suspendant le contact des lèvres. On attend le baiser, on le désire comme ces deux jeunes gens le désirent et il nous renvoie aux souvenirs de nos propres embrassades. L’image est d’un érotisme tendre, d’une sensualité douce tout autant qu’un hymne à l’amour. Le torse du jeune homme avec son mamelon dessinant ce que Roland Barthes appelait le punctum de la photographie, les joues, les cous forment une sorte de paysage lascif dans lequel l’œil se promène avec délectation. L’œuvre de Jacob Aue Sobol est d’une très grande force suggestive et esthétique. On attend avec une impatience qu’elle soit montrée en France dans une importante rétrospective qu’elle mérite.

Franck Delorieux


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