(Notes sur la création) Roberto Juarroz, Poésie et réalité

Par Florence Trocmé

Le poète cultive les fissures. Il faut fracturer la réalité apparente ou attendre qu'elle se crevasse, pour capter ce qui est au-delà du simulacre. Nous sommes loin de la beauté cultivée en serre, de l'extase sentimentale, de la littérature transformée en jeu, en refuge hédoniste, en virtuosité ou en recherche de l'impact. Nous sommes loin du journalisme déguisé en actualisation de la vérité, de la critique qui prétend soumettre la création à une grille pseudo-scientifique ou à un système à la mode pour justifier ses interprétations et ses valeurs. Enfin, nous sommes également loin des disciplines comme la philologie ou la linguistique qui, même si elles étudient le langage avec un certain sérieux, ne pourront jamais rendre compte de la poésie, car elles oublient, entre autres choses, cette idée d'Emerson rappelée par Borges lors d'une de ses dernières entrevues, peu avant sa mort : " Le langage est de la poésie fossile ". Autrement dit : la poésie est la vie non fossilisée ou défossilisée du langage.
Oui, le poète cultive les fissures, surtout le poète moderne. Voilà pourquoi, peut-être, il est seul, car c'est uniquement ainsi qu'il peut remplir sa tâche. Il n'ignore pas le sens ultime du texte du rabbin Joseph Ben Shalom, de Barcelone : " L'abîme devient visible à chaque brèche. À chaque transformation de la réalité, à chaque mutation de forme ou chaque fois que s'altère un état de chose, l'abîme du néant est traversé et devient visible par la grâce d'un instant mystique passager. Rien ne peut changer sans qu'ait lieu le contact avec cette région de l'être absolu. " [...] Le poète est un mystique irrégulier, un étrange mystique qui parle, tout en sachant que le silence est à la base de tout - ou qu'il est la base de tout, y compris de la parole.
DIVIDENDES DU SILENCE
Que peut écouter une oreille
quand elle s'appuie sur une autre ?
L'absence de la parole
est un long signe moins
qui se dessaisit de son chiffre.
La couleur est une autre façon
de rassembler le silence.
La forme est un espace distinct
qui fait pression sur l'autre espace
comme le ferait une écorce.
Un oiseau recule
devant un soleil carré, noir
et s'arrête à l'envers sur le fil métallique
où se tait une pensée.
Et la pensée recule à son tour devant l'oiseau
comme l'élastique d'une fronde
qui lance des projectiles de silence.
Un poisson affolé
éparpille le cœur de l'eau
au centre de l'homme
pour y ouvrir l'espace
où peut nager
le silence du poisson,
son acrobatie d'absence.
Roberto Juarroz, Poésie et réalité - traduit de l'espagnol par Jean-Claude Masson - Éditions Lettres vives, 1987, 2 e édition, p. 22-24. Contribution de Jean-Nicolas Clamanges