Une lampe dans la forêt dense, dont un extrait avait déjà été publié dans l' " anthologie permanente ", rassemble des poèmes tirés de quatre recueils parus entre 1958 et 2002. La souffrance y domine, tempérée d'un humour rappelant celui du fameux Han-Shan (a) ou encore celui du japonais Issa (b) ; il y a sans doute bien d'autres allusions adressées au lettré chinois, mais Zhou Mengdie est ouvert à tous les vents de l'esprit et dialogue également avec la mythologie grecque, Khayam, Diogène, Shakespeare, Goya, Thoreau, Pound, O'Neill, Rilke, Paz. La dimension méditative de sa poésie s'approfondit au fil des années, sur fond d'acceptation ombrageuse d'un devenir dont l'illusoire ne cesse d'être interrogé : que ce soit comme énigme de la prolifération du différencié à partir de son contraire : " un ", " origine de l'origine ", voire " rien " ; ou encore comme mystère de ce qui a été avant toute naissance, quelque part dans un temps sans rivages, comme question errante : " quel grain d'écume porte ton nom ? " (54).
L'expérience qui s'y transmet est celle d'une présence poreuse au monde et aux êtres ; on y essuie des pluies de larmes, y compris comme rire en pleurs ; on y croise un fantôme déposant, le 13 du mois, un bouquet de 13 chrysanthèmes blancs sur l'étagère du libraire en son absence, convertissant ainsi son étal en " stèle devant le tertre " ; comment lire cet intersigne ? âme antérieure ? présage émané d'une " affinité " karmique : " une fois nouées elles sont présentes vie après vie " ? (84) ; le poème transmutera l'angoisse en auto-dérision. La quadrature des saisons tourne la mémoire en spirale sur le mystère de l'absence comme absolue présence, et c'est un autre poème : " Après la floraison des cerisiers, au mont Yangming " - où se renverse la question de Lamartine : " Qui l'an prochain viendra m'accompagner ? ce pont ce rocher me reconnaîtront-ils [...] ? " (65). Autre question suscitée par la valse des saisons, celle de l'identité dans le(s) temps : " Combien y a-t-il de juin en moi ? " (44). Ce " moi " qui est aussi bien " je " que l'infinie diversité des êtres que la langue s'évertue à distinguer : " Eux aussi ont beaucoup de 'moi' " (32) - la nature entière autrement dit, comme conversation universelle des existants réalisés en présence, où par exemple nous parle " l'herbe du retour de l'âme ", une plante guérissant tous les maux qui, d'après la légende, pousse au sommet de l'Everest :
À plus de huit mille huit cent quatre-vingt d'altitude
Dans un regard de joie au monde tu proclames
" À ceux qui viennent dans mes pas
Je me donnerai et donnerai mes pas ! " (57)
En ces parages, limites et distinctions tendent à s'effacer ou se révéler passages car différences et contradictions, proche et lointain, possible et impossible sont simplement momentanés pour qui pratique l'art contemplatif de modifier mentalement échelles, perspectives ou cadrages : un poème s'intitule ainsi " Voir l'hiver d'un certain regard ". Ailleurs, on rend hommage au bambou dont chaque anneau rappelle que " le passé demeure présent ", une pomme tombe en riant, les oiseaux laissent des traces dans l'air, le destin est dit " daltonien " (ce qui nous laisse une chance !), une morue fond en larmes, " chaque caillou est un sommet unique ", on entend des cheveux marmonner, une grande feuille tombée sur l'épaule de quelqu'un lui dit " je t'appartiens " (ce qui semble le chagriner), le poète bavarde chaque soir avec la pile d'un pont (s'efforçant sans succès d'arriver au rendez-vous en avance, à moins que ce ne soit l'inverse ?), il est possible de marcher " plus loin que le vent " ou d'avoir des yeux pour voir ce que jamais homme n'a cru voir, comme l'imagine le poème qui a donné son titre au recueil :
Si toi aussi tu avais des yeux de nuit
Par chance, ou malchance, relégués au dos du passé sans fin et de l'avenir
Sans fin. Vois !
Le monde serait assis devant toi
Et tu serais assis devant toi
Toi et toi et le monde chaque jour face à face
Mais eux jamais ne te verraient (87)
Dans cette œuvre, ici c'est partout, jamais c'est maintenant ; arriver c'est déjà partir, s'en aller revenir encore ; exister, c'est indéfiniment muer. Quant à naître et mourir :
Si l'on regarde de ce côté-ci de la route vers le passé, c'est le début de la vie
Et si on regarde de ce côté-là vers ce qui arrive
Aussi. [...]
C'est l'enseignement que la réminiscence émue d'une femme " Plus vieille que plus vieille que soixante-dix-sept et plus fraîche que plus fraîche que dix-sept " (95) aperçue dans le bus, sept ans auparavant, tenant un bouquet de fleurs de prunus, inspire soudain, un jour de pluie, à Zhou Mengdie.
Enfin, si le " vivre c'est souffrir " karmique revient en basse continue dans ces poèmes, lui fait contrepoint la hantise d'une échappée selon l'enseignement bouddhiste et/ou celui du Tao selon Zhuangzi (c) - les deux traditions se mêlent en ces poèmes -, une échappée belle dont la quête inquiète trame l'ensemble de l'œuvre, affleurant parfois en quelques épigraphes ou brèves notes de bas de page. Nul prêche cependant, au contraire même, car en cette expérience méditer est toujours questionner ; ainsi de l'Éveil en son paradoxe quasi tautologique :
[...]
Quand tu es venu, la neige était neige et tu étais toi
Une veille plus tard, la neige n'était plus neige et tu n'étais plus toi
Jusqu'à cette nuit, par dix degrés au-dessous de zéro
Quand l'éclat de la première comète a déchiré le ciel
Alors tu as vu :
La neige est toujours neige, tu es toujours toi
[...] (45)
C'est de l'illumination du Bouddha selon la tradition qu'il est question, nous indique la note. En ce qui me concerne, ce poème (intitulé " Sous le pipal "), m'a révélé la portée d'un haïku d'Issa que j'appréciais seulement pour son côté iconoclaste : " Le seigneur Bouddha/au bout de son noble nez/un long glaçon ".
On a les éveils qu'on peut ... Et l'on vérifie du coup qu'on n'a jamais fini d'apprendre à lire ...
Jean-Nicolas Clamanges
Zhou Mengdie, Une lampe dans la forêt dense, poèmes traduits du chinois (Taïwan) par Alain Leroux, Circé, 2018, 119 p., 12 €
Sur le site de l'éditeur, on peut lire la préface du traducteur
Le Mangeur de brumes, trad. Patrice Carré, Phébus, 1991.
En village de miséreux, choix de poèmes, trad. Jean Cholley, Gallimard, " Connaissance de l'Orient ", 1996, p. 85 et 79.
Leçons sur Tchouang-Tseu, éditions Allia, 2002.
Extrait
Sur la jetée
Tu n'es pas poisson, comment pourrais-tu connaître le plaisir des poissons ?
Tu n'es pas moi, comment saurais-tu que je ne connais pas le plaisir des poissons ?
Zhuang zi, " Crue d'automne "
Tu souris par un chapelet de bulles
Pour répondre à ces sourires
Échappés d'entre ces moustaches
Si clairsemées
Le crépuscule. Leurs cannes
Réveillent ici sur la rive les galets assoupis
Et serrée dans les fentes du rocher, plus seule que la solitude
L'attente, et blottie dans l'attente
Plus lointaine que le lointain, la mémoire. Ah ! en ces temps-là
Eux et moi, ensemble au sein de l'obscurité d'un printemps
Jamais encore tranché chantions d'une seule voix le silence
Sans savoir la joie - plus joyeux que la joie
Qui est-il ? Le malin, le mauvais plaisantin
Qui nous a déjumelés eux et moi
Qui a déjumelé la joie d'avec
La joie. Qui voudrait de ces écailles ? de ces nageoires, de ces branchies ?
De ces queues de pie superflues ? de ce sang glacé
De ce mur de verre répugnant de puanteur...
J'en ai assez. Je ne puis retourner au départ
Je veux voler. Mais je ne sais comment voler
En cet instant, je sais parfaitement ce que je sais
" Eux aussi ont beaucoup de 'moi' "
Et ils le savent. Et ils savent
Que je sais qu'ils savent
(in " L'herbe du retour de l'âme ", p. 32-33)