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(Note de lecture), Antoine Vitez et la poésie, de Marie Etienne, par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

(Note de lecture), Antoine Vitez et la poésie, de Marie Etienne, par Anne MalapradeMarie Etienne n'est pas uniquement la poète, romancière et critique que nous connaissons. Toute une part de son histoire et de sa vie est liée au théâtre, et notamment à Antoine Vitez. Elle a en effet été, dans les années soixante-dix et quatre-vingts, secrétaire générale au Théâtre des Quartiers d'Ivry puis au Théâtre national de Chaillot. Il y a deux ans, elle a publié un texte intitulé En compagnie d'Antoine Vitez, qui témoigne, rétrospectivement, de ce que mettre en scène veut dire et peut signifier. J'avais été particulièrement émue par les réflexions qu'elle consacre à Nina, ce personnage de Tchekhov, dont elle souligne la fragilité et la puissance - cette Nina qui jamais ne cède sur son désir.
De ses notes, de ses journaux, de ses souvenirs, de divers documents, Marie Etienne a tiré un second ouvrage, qui revient vers la figure d'Antoine Vitez, mais cette fois-ci dans son rapport à la poésie. Marie Etienne, c'est le théâtre caché derrière ou dans la poésie, Antoine Vitez, c'est la poésie qui revient (survient, surgit ?) jusque dans le théâtre. Entre les deux arts et les deux pratiques, il y a tout un jeu d'échos, de déplacements, d'amplifications, de résonances et de silences que la prose de Marie Etienne circonscrit. Le livre comporte huit chapitres qui sont autant de dossiers consacrés aux rapports complexes qu'Antoine Vitez, poète de l'ombre, entretint avec la poésie. Ce dernier était tout à la fois lecteur de poèmes, ami et admirateur de poètes contemporains (Yannis Ritsos et Louis Aragon), responsable de lectures poétiques, et lui-même poète - il publia des textes dans Action poétique (1961) et Les Lettres française (1964 et 1966).
Entre 1982 et 1988, il organisa des lectures de poésie presqu'exclusivement contemporaine auxquelles il convia les écrivains suivants : Jacques Roubaud, Maurice Regnaut, Tahar Ben Jelloun, Florence Delay, Claude Mouchard, Jacques Réda, Martine Broda, Guennadi Aïgui, André Frénaud, Saul Yurkievich, Jean Ristat, Annie Zadek, Fabio Doplicher, Charles Dobzynski, Michel Deguy, Liliane Giraudon, Breyten Breytenbach, Jean Métellus, Henri Deluy, Vizma Belsevica, John Cage, Daniel Klébaner, Arnaldo Calveyra, Pierre Debauche, Vadim Kosovoï, Dominique Buisset et Jacques Jouet, Bernard Delvaille, Alain Veinstein, Valère Novarina, Jean Todrani, Andrea Zanzotto, Julio Cortazar, Bernard Chambaz, Marc Quaguebeur, Armand Gatti, Leslie Kaplan, Pierre Guyotat, Pierre Lartigue, Henri Meschonnic, Michel Butor, Henri Cueco, Alain Badiou, Georges Aperghis, Pierre Oster Soussouev, Anthony Barnett, Dusan Matic, Jacques Garelli, Michel Chaillou, Dominique Fourcade, Jacques Darras, Lionel Ray, Jean Tardieu, Jean Grosjean, Jude Stéfan, Hans Magnus Enzensberg et Mathieu Bénézet. Liste exemplaire qui révèle un choix et un goût plus qu'éclairés. L'homme de théâtre constitua sur une dizaine d'années une sorte d'anthologie orale, une bibliothèque sonore et vivante qui accueillit des voix françaises et étrangères. Dire la poésie, et la dire sur une scène théâtrale : le projet constitue autant un " acte théâtral ", une " performance ", que la " simple projection sonore d'un texte ". On y entend le dédoublement d'une voix plurielle : l'une est extérieure et audible, l'autre interne et mystérieuse. À chaque fois, et sans doute parce que c'est le poète lui-même qui lit ses propres textes, " l'indiscrétion prend corps ". Une lumière, une table, un micro, une silhouette, et l'émotion, et le sens, s'élèvent. L'évocation de la lecture de Son blanc du un proposée par Dominique Fourcade en mars 1986 est particulièrement saisissante : " Nous assistâmes lors de cette soirée à une séance d'apesanteur. Dominique Fourcade était bien là devant nous, debout, probablement le livre en main, tout était donc normal. Ce qui ne l'était pas, ou qui était inhabituel, c'était sa voix. Elle paraissait avoir quitté le corps qui la portait, elle était à distance, elle tenait ses distances vis-à-vis du poète, comme étrangère à lui et seulement proche des mots. La voix, comme anonyme, avait lu, avait dit, pareille à la danseuse d'un cirque d'autrefois qui avance sur un fil au-dessus de la foule, elle avait pas à pas franchi le temps d'une heure et l'espace d'un livre, sans faiblir, sans faillir. " Cette fois unique, la voix du poète devient la voix du texte. Cette fois c'est le texte qui parle et se déplie, et le corps du poète qui disparaît, absorbé, caché, vampirisé par sa propre voix. Une dépossession extraordinaire.
La poésie telle que Marie Étienne la raconte et la met en scène dans ce livre, c'est comme un rêve noir dont les lecteurs que nous sommes ne peuvent plus se départir. En compagnie d'Antoine Vitez et de " la forme d'une absence " (1), elle nous donne aussi à lire et à relire des fragments poétiques qui déportent la lumière du passé sur notre présent. À nous, alors, de continuer toutes ces lectures, de poursuivre toutes ces questions. À nous de revenir, aussi, à cet ultime poème d'Antoine Vitez écrit en 1989 : " Et tu ouvriras le cœur de ton livre,/tu ouvriras ta main droite,/tu déplieras tes doigts serrés [...] /et l'intérieur de tes doigts, les jointures/s'ouvriront, délivrant la clef minuscule. "
Anne Malaprade

Marie Étienne, Antoine Vitez & la poésie, In'hui/Le Castor Astral, 2019, 160 p., 14€ euros. ( sur le site de l'éditeur)
(1) C'est le titre d'un poème qu'Antoine Vitez écrivit en 1971.


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