Raconter très vite une histoire, c'est risquer qu'elle s'avère très vite fausse, parfois aussi vite qu'elle a été racontée. Est-ce forcément un mal ? Pas sûr.
Une histoire fausse, c'est mal, n'est-ce pas ?
De quoi est-ce que je parle ? Raconter une histoire fausse, c'est jouer avec l'éthique, non ? C'est accréditer la thèse d'un Christian Salmon pour qui storytelling = fiction = manipulation, non (bis) ? Bon, je ne dis pas qu'il faut raconter sciemment des histoires fausses, mentir. Ce serait effectivement jouer avec le storytelling pour se jouer du public de l'histoire. Et ça, j'ai déjà suffisamment de fois manifesté mon désaccord avec une telle utilisation du storytelling. Je pense surtout aux histoires que l'on pense être vraies au moment où on les raconte... Tout en sachant qu'il y a un risque plus ou moins grand que ces histoires soient finalement inexactes. Oui, on n'est effectivement pas complètement clean quand on sort ce type de récit, du fait du doute qui existe dès le départ. Par contre, le risque peut être de plus ou moins grande ampleur, et on peut se sentir plus ou moins en situation de confort éthique par rapport à cela. C'est encore autre chose si on est intimement persuadé de la véracité du storytelling quand on l'utilise. Tout le monde peut se tromper, n'est-ce pas ?
Pourquoi prendre de tels risques en parlant trop vite pour raconter une histoire ?
Prenons un exemple, parmi d'autres, mais celui-ci a beaucoup fait parler de lui. Il s'agit de la première déclaration du ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, après le meurtre de 4 fonctionnaires de police, commis par un de leurs collègues à la Préfecture de police de Paris au tout début du mois d'octobre 2019. Ce qu'il a dit, très rapidement, s'est avéré inexact, d'où des accusations de mensonges (classique en politique, mais certainement illégitimes comme accusations). Selon l'un des prédécesseurs du ministre, Brice Hortefeux, c'est la faute à la pression médiatique. Ces médias qui exigent de l'information immédiate. On a toujours eu ce problème de la rapidité de communication de crise. Mais la rapidité s'est accélérée ces dernières années. Les médias sont de plus en plus concurrencés, en tant que médias, par les réseaux sociaux sur lesquels on ne s'embarrasse pas de vérifications et tout ce qui fait (normalement) la spécificité du travail journalistique. Et ils ont choisi de s'aligner sur ce moins-disant. Et donc, ils exigent du vite-dit, quitte à ce que ce soit de la " junk information ". Et pour les médias, cela n'a finalement pas tant d'importance que cela. Une information, qu'elle soit vraie ou fausse, donnera matière à d'autres opportunités de produire du contenu en générant des réactions, dénégations... Effet boule de neige garanti.
Mais s'agit-il ou peut-il s'agir uniquement de cela ? De manière délibérée ou bien au fil de l'eau, ou encore de manière opportuniste, il y a quelque chose d'utile à pouvoir faire avec ces histoires risquées ? Allons même au bout du bout : admettons carrément que ces histoires soient fausses. En quoi raconter une histoire fausse peut être bénéfique à son auteur, sans pour autant avoir pour objectif clé de tromper son monde ? (On parlera de la dimension éthique de la chose un peu plus loin, mais on va en parler !)
L'utilité des histoires fausses
- Une première possibilité d'utiliser une histoire fausse : pour détourner l'attention
Attention : je le répète, j'aborderai plus loin la question de l'éthique. Pour l'instant, je dis juste ce qu'il est techniquement possible de faire.
Admettons que vous ayez un projet très sensible en cours de mise au point, de lancement,ou même en cours de réalisation. Le projet est polémique et suscite (ou est de nature à susciter) des levers de boucliers. Et bien, une histoire fausse sur un autre sujet peut avoir l'effet d'un contrefeu. Elle va effectivement détourner l'attention du sujet principal qui était (ou devrait être) l'objet de toutes les attentions. Ce storytelling va générer des discussions et selon l'ampleur des échanges suscités, les débats sur le sujet majeur vont être éclipsés pour une durée plus ou moins longue.
Cette stratégie n'a rien de très nouveau : elle est utilisée depuis des lustres dans le monde politique, et parfois aussi par des entreprises et/ou des marques dans la tourmente.
- Une deuxième possibilité d'utiliser une histoire fausse : comme partie d'une histoire plus grande
Ce n'est pas la même chose que la précédente. Là, on est sur une petite histoire qui en intègre une autre en tant que simple composant : elle devient une péripétie au milieu de nombreuses autres pour former LA grande histoire. Cette grande histoire peut être, à l'échelle d'un pays, la longue marche vers la réforme, le changement des habitudes collectives porteuses d'effets négatifs à moyen et long terme. C'est en tout cas cette ligne directrice que semble vouloir suivre le gouvernement français, inspiré par Emmanuel Macron.
Mais pourquoi intégrer de telles histoires, quelle peut réellement être leur utilité ?
Une histoire de longue haleine a besoin de rythme. Non pas d'un rythme effréné mais d'une alternance de moments rapides et de pauses. Une histoire fausse, connectée à la grande histoire en tant qu'élément standard au milieu d'autres peut avoir ce rôle, en fonction de sa nature.
Autre différence par rapport à l'histoire qui détourne l'attention : la fausseté de l'histoire contrefeu sera délibérée, alors que le caractère inexact de l'histoire péripétie pourra être fortuit. Et même son intégration dans l'histoire plus grande pourra ne pas être organisée, mais laissée au hasard. Ce hasard, quoi qu'il fasse, apportera une dynamique à la grande histoire qui,parce qu'elle traîne en longueur, peut lasser l'auditoire. L'important est qu'il y ait quelqu'un aux manettes de cette grand histoire.
Et l'éthique dans tout ça ?
Vous l'aurez compris, je ne suis pas fan de l'utilisation du storytelling pour détourner l'attention. On est clairement dans le registre de la tromperie, la manipulation. Ce n'est pas propre au storytelling : le même genre de stratégie peut être utilisé avec une argumentation factuelle, des chiffres...
Dans l'autre cas, dans la mesure où l'histoire peut être inexacte à l'insu de notre plein gré, comme on dit, et en fonction de la place donnée à ce récit dans la grande histoire : le caractère éthique ou non de la démarche se discute. C'est du cas par cas.
Voilà, j'avais très envie de parler de cette particularité : cet antagonisme apparent entre quelque chose qui semble être une mauvaise stratégie et qui finalement peut être bénéfique, sans même transiger sur l'éthique (sous certaines conditions).