Critique des Justes, de Camus, vus le 4 octobre 2019 au Théâtre du Châtelet
Avec Sabrina Ouazani, Clotilde Courau, Marc Zinga, Lyes Salem, Youssef Hajdi, Karidja Touré, Montassar Alaya, Matteo Falkone, Frédéric Chau, et Camille Jouannest, ainsi que Luiza de Figueiredo , Amira Bouter , Sarah Diop , Celia Meguerba , Horya Benabet , Moriba Bathily , Zineddine Nouioua , Nassim Qaïni , Maxime Renaudeau , Régis Nkissi, dans une mise en scène d’Abd Al Malik
La nouvelle direction du Châtelet fait beaucoup parler d’elle en cette rentrée qui signe la réouverture de la salle, refaite à neuf. Ruth Mackenzie et Thomas Lauriot dit Prévost, qui succèdent à Jean-Luc Choplin, ont en effet pour ambition d’ouvrir le Châtelet aux familles et aux publics qui n’avaient pas pour habitude de fréquenter le lieu sous la précédente direction. Gros challenge, qu’on ne peut qu’encourager, les productions du Châtelet étant synonymes de grande qualité. Confier la mise en scène des Justes de Camus à Abd Al Malik, c’était entamer leur saison en plein dans leur nouvelle ligne éditoriale, et je leur tire mon chapeau pour avoir osé ce pari. J’aurais tiré gants, chaussettes et manteaux si cela avait été réussi.
Les Justes évoquent, dans la Russie de 1905, un groupe de terroristes qui prépare sa révolution : ils vont tenter un attentat contre le grand-duc Serge. Autour de leurs préparatifs puis, plus tard, du succès de leur ambition et de l’arrestation de l’un d’entre eux, une question revient sans cesse : peut-on tuer au nom de la liberté ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Devient-on un assassin lorsqu’on tue au nom d’une cause que l’on estime juste ?
J’avais peur de ce texte. Traumatisée par une confrontation précoce à cette pièce de Camus – un bac de français apparemment mal digéré – je n’ai pourtant pas hésité longtemps. Je me suis dit que, justement, c’était peut-être là une manière de redécouvrir ce texte autrement. J’étais même plutôt convaincue par le teaser, vu quelques heures avant le spectacle. J’ai aimé y entendre ce texte rappé, presque slamé, qui promettait le meilleur. J’y allais confiante sur la proposition, moins sur mon rapport au texte. Et puis tout s’est inversé.
Il y a d’abord la première scène. Gros coup. Je suis happée, directement. La voix me prend et m’emporte, tout mon corps est à l’écoute de Frédéric Chau qui rap son texte sur la musique – live, je ne m’y attendais pas. J’entends encore sa manière de dire « Respecter l’ordre des choses » à contretemps du rythme imposé par la batterie. Et je m’avoue aussi convaincue côté scénographie : l’ouverture est belle et prend son temps, l’apparition lente du comédien sur scène fonctionne bien. Rien à dire, on est pris.
Mais rapidement, tout va à vau-l’eau. La première scène se termine, la pièce et son histoire prennent place. Dans la fosse d’orchestre, la musique continue, mais la diction des comédiens ne semble plus s’en préoccuper : c’est comme si musique et voix étaient décorrélés. Ils ne rapent ni ne slament, ils disent leur texte par dessus les instruments qui ne s’arrêtent pas. Et – je le comprendrais très vite – ne s’arrêteront pas de tout le spectacle. Alors figurez-vous une musique d’ambiance, plutôt agréable à la première écoute, simple et mélodieuse, dont le thème principal dure environ une minute. Figurez-vous maintenant une scène d’une quinzaine de minutes. Le même thème sera répété, en boucle, durant tout le scène. Ça peut exaspérer, à un moment.
Pour moi, cette musique en continu constitue presque un aveu d’impuissance à faire rayonner le texte par lui-même. La musique, au théâtre, c’est souvent une facilité pour satisfaire son public – et moi la première : j’adore les incursions musicales dans une pièce. Mais je ne suis pas dupe : ici, la musique m’a aussi maintenue connectée au spectacle. Elle a, sur moi, ce pouvoir que n’a pas le comédien : s’il ne parvient pas à faire vivre son texte, je peux m’ennuyer, alors que l’oreille sera toujours satisfaite par un orchestre de bonne composition comme c’est le cas ici. Mais j’ai essayé de faire la part des choses, en mettant les notes en sourdine et ne gardant que les cordes vocales. Voilà ce que j’en tire : on l’entend ce texte, et c’est peut-être ça qui est le plus frustrant. Je l’ai entendu à nouveau et compris, mieux que lors de mes études. Les comédiens sont justes, sans non plus transcender leur partition. Tous, sauf un. Il m’a marquée à chacune de ses apparitions, il réitère l’exploit ici : Marc Zinga explose tout, littéralement. Il compose un Ivan Kaliayev totalement hors du monde et ses doutes premiers se mêlent à la folie et à la poésie qu’il inculque au personnage, formant un tout à la fois lunaire, décalé et malgré tout complètement identifiable pour le spectateur.
Et c’est là que débutent mes interrogations : qu’a été exactement la contribution d’Abd Al Malik en tant que metteur en scène ? J’attendais de lui un vrai travail et sur le texte, et sur la diction ; je me rends compte qu’il ne rend pas grand chose. Au contraire, son ajout musical nuit au jeu de ses comédiens qui, microtés, pensent sans doute d’abord à se faire entendre du public avant de faire entendre leur texte. Quant au choeur composé de comédiens amateurs d’Aulnay-sous-Bois, si l’intention est louable, le résultat est plus que discutable, et leurs apparitions sur scène ne sont que vociférations et douleurs pour les oreilles. Mais le pire, c’est que si Abd Al Malik n’est pas là où on l’attendait, il n’est pas non plus là où on ne l’attendait pas. La mise en scène est donc quasi inexistante, les comédiens très statiques, mais c’est surtout le décor qui me met dans tous mes états. Le décor est sublime. Vraiment, rien à dire. Cette maison sur plusieurs étages, qui laisse une vie en avant comme en fond de scène, est un grand plaisir pour les yeux. Mais à quoi bon construire un tel décor pour n’en utiliser qu’un cinquième ? A quoi bon figurer des pièces voisines si les voisins qui le occupent n’interviennent à aucun moment dans le spectacle ? Ce décor, pour moi, c’est un caprice, et un caprice qui a dû couter cher.
Alors là vient le petit coup de gueule : j’étais ravie par le discours que tenaient les deux nouveaux directeurs du Châtelet. Le théâtre se doit de prouver à tous qu’ils sont les bienvenus chez lui. Et pour cela, c’est bien d’aller proposer des petites formes aux publics éloignés, mais c’est encore mieux de donner accès à sa grande et belle salle en baissant les prix. Et pour baisser les prix du billet, il faut évidemment travailler sur les coûts de production. Et – par exemple – faire des concessions sur le décor, surtout quand celui-ci n’est là que pour la figuration. Un décor est un personnage à part entière, ou il est une démonstration financière. J’espère que le Théâtre du Châtelet n’a pas fait son choix trop vite.
Une fausse note signée Abd Al Malik. Dommage.