Dans un peu plus d’un mois sortira mon troisième recueil de nouvelles, et je commence à ressentir une certaine impatience. Vous aussi, je n’en doute pas, et je vous remercie de votre affabilité.
Pour passer le temps, je vais parler d’une nouvelle qui, pendant près de quarante ans, m’a empêché d’écrire quoi que ce soit et surtout pas des nouvelles. Je vais vous parler du « Chat qui s’en va tout seul » de Rudyard Kipling. Si vous ne l’avez jamais lue, laissez tomber ce billet et filez la lire sur http://fr.wikisource.org/wiki/Le_Chat_qui_s'en_va_tout_seul, c’est beaucoup plus intéressant que mon blog.
Je n’oublierai jamais la nuit où j’ai découvert cette nouvelle. C’est la nuit où j’ai eu l’impression d’atteindre un certain absolu de la littérature. J’avais dix ans, je dormais chez ma grand-mère, dans une immense maison qui avait vu passer une ribambelle d’oncles et tantes. La chambre qu’on m’avait prêtée n’avait pas de rideaux, et je n’en avais pas fermé les volets. Devant la fenêtre, un platane éclairé par un réverbère projetait son ombre sur mon mur. Une ombre inquiétante, agitée, car il y avait une bonne brise ce soir-là. De temps à autre, une voiture passait dans la rue et, sous son faisceau plus puissant, l’ombre se déformait affreusement et venait tourner autour de mon mur avant que les phares n’emportent les monstres brièvement esquissés et ne me rendent mon arbre. Bref, une nuit délicieuse, cauchemardesque, une nuit où l’on ne veut surtout pas s’endormir, une nuit où l’on veut jouer le plus longtemps possible à se faire peur.
Pour résister à l’assoupissement, j’ai attendu le passage de ma grand-mère venue s’assurer de mon sommeil réglementaire ; j’ai ouvert la petite lampe de chevet pour fouiller dans la bibliothèque qu’avait laissée un jeune oncle, dernier occupant ; et j’en ai tiré un vieux livre, sans couverture, à demi débroché, d’un certain Rudyard Kipling : « Histoires comme ça » (« Just so stories »). Je l’ai feuilleté, et me suis arrêté sur une histoire de chat.
Ce fut un tremblement de terre littéraire.
J’avais déjà lu tous les Tintin, l’Odyssée, et quelques autres monuments de la culture, mais là il me semblait découvrir le livre originel. Le livre qui semblait le livre-source de toute l’humanité. Jamais personne ne m’en avait parlé, et il m’a semblé avoir mis la main sur un livre sacré, un livre magique que je venais de sortir d’une armoire interdite.
Comment peut-on ne pas trembler quand on lit un dialogue comme celui-ci :
Chien Sauvage leva le museau et renifla l'odeur du mouton cuit et dit :
— J'irai voir ; je crois que c'est bon. Chat, viens avec moi.
— Nenni ! dit le Chat. Je suis le Chat qui s'en va tout seul et tous lieux se valent pour moi. Je n'irai pas.
— Donc, c'est fini nous deux, dit Chien Sauvage. Et il s'en fut au petit trot.
Il n'avait pas fait beaucoup de chemin que le Chat se dit : « Tous lieux se valent pour moi. Pourquoi n'irais-je pas voir aussi, voir, regarder, puis partir à mon gré ? » C'est pourquoi, tout doux, tout doux, à pieds de velours, il suivit Chien Sauvage et se cacha pour mieux entendre.
J’ai lu deux fois cette nouvelle ce soir-là. Nouvelle, ou conte, ne venez pas me gâcher mon plaisir avec vos soucis de nomenclature. C’est une histoire, juste une histoire. Just so story.
Je l’ai lue encore toute ma vie. Pendant longtemps, elle est restée pour moi la nouvelle étalon. Celle qu’il me serait toujours impossible d’égaler, évidemment, mais aussi celle à laquelle je comparais toute nouvelle qui me transportait. Elle est tout ce que j’aime en littérature.
Elle s’est construite dans un langage propre, quasiment une nouvelle langue étrangère, qu’on ne retrouvera bien sûr chez aucun autre auteur. Un grand art, comme dans quelques nouvelles de Saki, et notamment sa prodigieuse « Sredni Vashtar ».
Elle s’appuie sur un mécanisme récurrent, sans complexes, sans crainte des répétitions. Comme dans, ah, c’est malin, je ne trouve plus l’exemple auquel je pensais. Bon, vous, vous avez certainement un exemple de récurrence en tête et vous le donnerez en commentaire. Enfin, récurrent, quoi, comme dans, ah, comme dans certains contes du folklore juif, euh… dont je ne retrouve évidemment plus les noms au moment où je ponds ce billet.
Elle semble fondatrice de l’histoire de l’humanité. Comme peut l’être, par exemple, « La Loterie de Babylone », de J.L. Borges.
Elle joue avec la magie. Je dis bien la magie, pas le fantastique. La très simple magie qui permet à l’homme de dominer l’ordre naturel. Un peu comme dans « La Dame de Pique » de Pouchkine.
Elle se construit de façon inéluctable. On sent un emboîtement des faits qui peu à peu se referme, de façon évidente, à laquelle le lecteur participe, sans se soucier de la chute, qui n’est qu’un jeu pour enfant. On retrouve ce procédé dans « Guayaquil » de J.L. Borges.
Il y a tout ça dans « Le chat qui s’en va tout seul ». Il y a surtout ce héros, ce chat exceptionnel, auquel, depuis, tous les chats du monde se croient obligés de ressembler.
Il m’arrive de me prendre pour un écrivain, de sentir un léger renflement de chevilles. Ces jours-là, j’ouvre Histoires comme ça. Je n’ai pas besoin de chercher la page, le livre s’ouvre tout seul sur :
« Hâtez-vous d'ouïr et d'entendre ; car ceci fut, arriva, devint et survint, ô Mieux Aimée, au temps où les bêtes Apprivoisées étaient encore sauvages. Le Chien était sauvage, et le Cheval était sauvage, et la Vache était sauvage, et le Cochon était sauvage — et ils se promenaient par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, tous sauvages et solitairement. Mais le plus sauvage de tous était le Chat. Il se promenait seul et tous lieux se valaient pour lui ».
Je la lis, je crois la lire, car je la connais presque par cœur, et je me remets, plus humble, au travail.
Mais je la lis aussi les jours où je n’ai pas le moral et où je désespère de l’écriture.
Et vous ? Avez-vous aussi une nouvelle absolue, une nouvelle de référence comme on dit maintenant, disons simplement une nouvelle angulaire sur laquelle vous voudriez que se construise toute la
littérature ?