Trois tasses de thé, c'est le bon compte pour prendre le temps de saluer ses hôtes, de faire connaissance avec eux et, finalement, entrer dans leur vie. Ensuite, une fois que le cap est passé, vous faites partie de leur famille et ils vous aiment, vous entourent et vous protègent comme l'un de leurs enfants. Greg Mortenson ne s'attend pas à cela lorsqu'il redescend, seul, perdu, du K2 qu'il n'a pas vaincu. Certes, il a sympathisé avec son guide et certains porteurs, mais il attend juste de l'aide, à boire et à manger et qu'on lui indique le meilleur moyen pour retourner à son point de départ afin, ensuite, de rentrer chez lui sain et sauf. Or, les villageois qui le recueillent font beaucoup plus que cela. Malgré leur immense dénuement, ils le soignent, le nourrissent, le couvent. Peu à peu, Mortenson découvre ses hôtes et le village qui l'entoure, Korphe, enserré entre les hautes montagnes du Balistan, dépourvu de tout confort et, surtout, d'une école. Tandis que l'alpiniste fait ses adieux au village après sa convalescence, il leur promet de les aider. Cette promesse, tant d'autres l'ont faite avant lui et elle est restée lettre morte. Des touristes émus par une rencontre au fin fond du monde ; des alpinistes touchés par un lieu, par des gens. Et puis, les occidentaux s'en retournent chez eux, reprennent le cours de leur vie et ne reviennent jamais. Je le sais, je l'ai faite aussi, cette promesse qui nous fait surtout du bien à nous et nous rend le départ moins triste parce qu'on se donne une chance de revenir un jour. Greg Mortenson n'est pas de ceux-là. Lui a tenu sa promesse. Et bien plus. Du moins, c'est ce qu'il prétend.
Ce livre raconte l'histoire d'un engagement pris et tenu, d'une personne qui se lance dans une réalisation qui le dépasse et dont il ne maîtrise absolument pas tout, mais à laquelle il tient profondément, viscéralement. La construction de l'école de Korphe est plus difficile et plus complexe que l'ascension du K2. Elle demande de la volonté, de la patience, de l'intelligence et une forte dose d'adaptation. Surtout, elle exige d'aller à la rencontre de l'Autre, de ses coutumes, de sa façon de penser et de concevoir le monde, de s'adapter à son environnement. Au passage, au cours d'une conférence à laquelle il assiste aux Etats-Unis, Greg rencontre l'amour et cet événement lui apporte sur un plateau l'appui inébranlable et constant dont ont besoin les grands hommes et les grandes femmes. L'amour, c'est sans doute cela qu'il véhicule au fond. L'amour pour tous les enfants sans distinction et l'amour pour l'être humain. Qu'il soit musulman, juif, laïc, pakistanais, afghan, Greg lui accorde toute son attention et sa présence. Or, souvent, les belles histoires suscitent des jalousies, attisent les critiques et poussent certains à mettre leur nez dans les moindres détails afin d'y trouver des failles. Mortenson n'échappe pas à la règle. Quand on fouille sur la toile, on y découvre les références d'un livre qui semble déconstruire pierre après pierre l'édifice qu'il prétend avoir bâti. Dans les différents articles de presse qui traitent de l'affaire, on peut lire différentes accusations qui vont à l'encontre de ce que raconte Trois tasses de thé. D'abord, l'alpiniste aurait menti quant aux circonstances de son ascension et de son prétendu sauvetage. Ensuite, il aurait enjolivé l'histoire de sa rencontre avec les habitants de Korphe et largement inventé son expérience du kidnapping. Finalement, le scandale le plus fort concerne les soupçons de fraude, le détournement d'importantes sommes d'argent normalement destinées à la construction d'écoles et qu'il aurait tout simplement utilisées pour son compte personnel. Platement, Mortenson s'excuse. Il reconnaît qu'il a effectivement embelli certains souvenirs. Il admet avoir mal géré les finances de son organisation et rembourse ce qu'il doit.
Deux choix se présentent alors au lecteur. Le premier consiste à tirer à boulet rouge sur l'américain et le mettre dans le même panier que les milliers d'autres humanitaires pourris, néo-colonialistes et profiteurs qui fourmillent dans le monde. On peut le classer dans la catégorie des égotiques en mal de reconnaissance n'ayant pas eu d'autre bonne idée pour se refaire la cerise que d'aller pavaner dans des contrées isolées en demande d'aide matérielle et financière, de manière à passer agréablement, bien que frauduleusement, pour un héros. Le second choix consiste à accepter que Mortenson ait commis certaines erreurs et à lui pardonner, à admettre que malgré des maladresses, il n'en demeure pas moins un homme de bonne foi qui, en proie au fonctionnement d'un pays de toute façon intrinsèquement touché par la corruption, n'a pas eu d'autre choix que de prendre part au système pour mener à bien ses projets.
A moins qu'il n'existe une troisième voie : celle du romanesque. Celle-ci consisterait à lire Trois tasses de thé comme une fiction, en mettant de côté les contingences politiques et les possibles erreurs volontaires glissées dans le récit - car, quand on lit un roman, l'accord tacite entre le lecteur et l'auteur est tel que l'on accepte absolument tout ce que celui-ci nous raconte. Alors, on pourrait en retirer le simple bénéfice de croire qu'avec de la volonté, de belles histoires de la sorte sont possibles, que nos rêves sont réalisables à partir du moment où on accepte de se battre pour les concrétiser. Il est évident que cette troisième voie pourra paraître naïve à certains. N'en ayons cure. Après tout, un livre n'est rien d'autre que la transcription subjective d'un point de vue. L'auteur est libre de l'écrire comme il l'entend. Le lecteur est donc libre de le lire avec une identique liberté.