Premier essai (transformé?) d’ethnopragmatique. Réflexion sur le métier de « Bergers urbains »

Publié le 05 octobre 2019 par Antropologia
Certains étudiants se montrent sensibles à l’épistémologie promue au sein
du groupe Antropologia. En témoigne le mémoire de Margot Rieublanc,
partante pour le publier sur le site de l'asso'. Ce travail marque un
premier effort d’enquête et d’écriture tenant compte de l’influence
critique du post-modernisme, et de l’importance de la parole et des
interactions. Egalement formée en architecture, M.Rieublanc s’interroge ici
sur le métier de bergère en milieu urbain, et en parle à travers la
restitution interprétative de deux situations d’interlocution.

Steven Prigent

Les Bergers des villes, que reste-t-il de l’imaginaire du berger des champs ? Réflexion sur le métier de « Bergers urbains »

Par Margot RIEUBLANC

Introduction

Reprenant le travail élaboré lors du premier semestre, en lui conférant les nouvelles compétences du second, je souhaitais détailler les préambules qui menèrent à cette enquête.

Il est certaines lectures qui inspirent, et comme nous le propose Eric Chauvier[1]: « La science de l’observation des pratiques humaines peut et doit intégrer des références populaires ».

Ma  première,  pourtant très éloignée de mes objectifs scientifiques d’aujourd’hui, est celle de «L’Alchimiste» de Paulo Coelho. C’est ce livre qui me poussa vers les bergers, du moins vers l’imaginaire romantique de la figure qu’ils incarnent.

 À la manière de W. Foote Whyte[2], j’éprouve le besoin d’expliquer ce qui m’anime dans le sujet choisi, et les procédés qui m’y ont conduit. La lecture de son texte a marqué mon imaginaire du terrain anthropologique. Daniel Fabre, dans « l’ethnologue et ses sources », annonce une « ethnologie de l’interaction » de laquelle le chercheur ne peut s’extraire, dans son enquête et des résultats que produit sa méthodologie empirique. De la même façon, il me semble qu’il ne devrait pas s’extraire de son objet littéraire. La position de W. Foote Whyte et l’honnêteté avec laquelle il se présente au début de son compte-rendu, la façon dont il expose ses premiers pas sur le terrain, nous permettent d’appréhender l’homme, l’ethnologue. D’une certaine façon, il cherche à créer une relation de confiance avec le lecteur identifiable à celle de l’anthropologue avec ses interlocuteurs sur le terrain. Au-delà de ce lien, il nous décomplexe également de la condition humaine de laquelle nous ne pouvons nous extraire. Ainsi, le prenant pour modèle, je développerai une première partie « éléments biographiques ». À la suite, je détaillerai la méthodologie de terrain, de laquelle j’ai essayé de me rapprocher, les influences littéraires qui, en cette première année d’anthropologie, m’ont fascinée et semble orienter ma pratique à ce jour. Nous parlerons également du langage et de l’importance que je choisis de lui confier dans ce premier travail de restitution tant dans sa part orale, qu’écrite. Enfin, après avoir posé ce cadre dans lequel j’ai souhaité m’inscrire,  je parlerai de cette première expérience d’enquête de terrain effectuée auprès de la nouvelle bergère du parc des coteaux à Cenon.

 Eléments biographiques

 Je suis issue d’un milieu de classe moyenne plutôt inférieur. Dans ma famille je suis la première à faire des études. Il n’était pas coutume d’aller jusqu’au, ni plus loin que le baccalauréat. J’ai grandi dans un village périphérique, mi-urbain, mi-rural, plutôt dans la zone rurale. Mon père, passionné d’élevage, très lié avec la nature, exerçant un métier agricole, nous a planté un décor de petite ferme. Depuis que je suis petite, nous élevons un troupeau de brebis et autres animaux classiques domestiques. Ainsi cette relation, que je pourrais qualifier aujourd’hui d’ humains/non-humains », fait partie de mon quotidien depuis mon jeune âge. Il me semble important d’insister dès maintenant sur la notion d’élevage et de noter qu’elle conduit dans la plupart des cas à la mise à mort de l’animal à des fins nutritives.

Après le bac, comme la plupart de mes camarades, je suis partie faire des études dans une grande ville. C’est ainsi que j’ai commencé un cursus en Architecture. Mes études se sont sensiblement mal déroulées jusqu’en quatrième année, année d’échange, durant laquelle je suis partie vivre à Bangkok. À mon retour, j’ai trouvé mes études d’une stimulation incroyable. À la fin de celles-ci je me rends compte que nous n’avons pas tant « appris l’architecture» que la capacité à s’emparer d’une problématique. La « méthode architecturale » n’est peut-être alors qu’un exercice cognitif de déconstruction et de reformulation d’une question donnée.

Mon choix de sujet de recherche en dernière année s’est arrêté sur « L’architecture et le temps, sur les chemins de la lenteur ». À savoir donc, l’étude de différentes perceptions du temps dans différentes sociétés et leur application à l’architecture. Ceci couplé à l’étude des phénomènes d’accélération et de mécanisation du temps dans notre société contemporaine et son rapport à l’art. Ces objets de recherche m’ont permis d’ouvrir mes horizons de lecture et de références à d’autres disciplines et à certains auteurs que je retrouve avec plaisir aujourd’hui.

Dans une suite logique, ayant validé mon diplôme je suis entrée dans une agence et quelques deux ans après je suis tombée sur l’Alchimiste. Le monde décrit me fascinait, celui de mon enfance me manquait, j’ai mis un terme à mon contrat et suis partie à la rencontre de bergers. Munie d’un simple dictaphone, je suis partie échanger une main d’œuvre contre le logis et le couvert dans plusieurs coins de France. J’avais pour objectif d’écrire un récit qui aurait relaté mes expériences et les personnes que j’eus croisées. Dès lors, j’imagine que le germe de cette enquête a poussé.

Pourtant je ne savais pas à cette époque que je reprendrais un cursus en Anthropologie. Alors comme cette enquête préliminaire (sommes-nous alors dans une phase de liminarité de l’enquête, une phase de marge où l’ordre est bousculé?) avait un goût d’inachevé, je décidai d’en faire un réel sujet d’étude.

Au début, j’avais donc pour ambition de réaliser une enquête sur les bergers. Puis pour des raisons simplement pratiques de mobilités, j’ai choisi d’étudier les bergers urbains, le terrain de recherche étant ainsi plus accessible.

Finalement, ce pas de côté logistique m’a permis de mettre en lumière une tension qui n’existait pas dès lors que mon objet d’étude restait « le berger des champs ». En effet, et j’approfondirai mon propos un peu plus tard,  des questionnements émergent de ce déplacement de regard : qui sont les bergers des villes ?

Quelles sont leurs motivations et que conservent-ils de l’imaginaire du berger des champs ?

J’avais su au préalable qu’un berger était installé à Blanquefort et j’avais reçu la promotion du nouveau poste qui s’ouvrait sur le parc des coteaux à Cenon.

N’ayant pas trop de visuels sur la prochaine ouverture du poste à Cenon, je me suis dans un premier temps concentrée sur le Berger urbain de Blanquefort. Malheureusement, malgré plusieurs tentatives, nous ne sommes parvenus à nous rencontrer. De plus, j’avais la sensation que l’enquête ne l’intéressait pas, et qu’il y était un peu réfractaire. Cet épisode m’a donc poussé à regarder de nouveau du côté de Cenon.

À tout hasard, au début du mois de février, j’ai envoyé un mail au référent paysager cité dans la précédente promotion du poste. Il m’a confirmé l’arrivée prochaine de la nouvelle bergère qui venait d’être sélectionnée sur le poste. Au contraire de ma première confrontation, eux, ont été tout de suite partants pour l’enquête, voire intéressés par une éventuelle restitution. Nous nous sommes donc rencontrés à diverses reprises. Malheureusement, pour des raisons temporelles, cette restitution arrive trop tôt en rapport à la prise de poste de Paola ; les brebis ne sont arrivées dans le parc des coteaux qu’à la fin du mois de mars, et ses itinérances ne commenceront qu’en  mai. Je n’ai donc pu approfondir ma recherche comme je l’aurais souhaité ni eu accès à des interactions entre le public, Paola et les animaux qui auraient pu nourrir plus densément mon propos.

Dès lors, ce retour sur première expérience ressemblera  plus à un récapitulatif des connaissances apprises lors de ces deux premiers semestres, et une tentative d’appropriation, d’incorporation méthodologique. Un mélange entre cette nouvelle «boite à outils» et ma propre subjectivité pour un premier test pratique.

Ainsi, mon travail de ce semestre sera peut-être plus un premier essai à l’écriture, suite à une enquête que je sais mal approfondie. N’ayant que trop peu d’informations j’essayerai d’effectuer, une «description dense»[3] sur mon court terrain. À la manière de Eric Chauvier, j’essayerai d’accorder une place principale au langage, ouvert comme silencieux ainsi qu’une importance pondérale au contexte d’énonciation.

Je vais donc dans un premier temps effectuer un retour sur mes affinités méthodologiques et ethnographiques.

Première partie

Affinités méthodologiques

 Je souhaitais faire ce travail de synthèse méthodologique, afin d’écrire le préambule de mon enquête de terrain. Comme si cette analyse de mes diverses orientations était partie prenante de l’histoire et du déroulé de cette première expérience.

Je pense que mon travail porte les stigmates d’une méthodologie pragmatique. À la lumière des choses apprises ce semestre, je me sens proche d’une anthropologie réflexive qui propose d’inclure totalement l’observateur dans l’enquête. J’ai été séduite par les textes et les auteurs abordés ce précédent semestre, notamment ceux de Georges Devereux[4] , Bourdieu[5] , Napaels[6] , Ghasarian[7] , Lepoutre[8] et bien entendu, Geertz[9].

Je trouve du sens dans la manière d’aborder le terrain de manière très approfondie, et d’en rendre compte dans une restitution ou les coauteurs sont les interlocuteurs de l’enquête.

Mon précédent cursus en architecture, me sensibilise au mouvement post-moderne.

Dans les deux disciplines, il représente une discontinuité dans l’histoire des idées. Une rupture.

En architecture, comme en anthropologie, il s’oppose à la modernité dans son entièreté.  Ainsi ces critiques prennent deux formes différentes. En architecture, il s’agira plus d’échapper à la situation pesante et trop sérieuse des principes officiels de l’idéologie du Modernisme, les architectes postmodernistes ont cherché à rétablir une connivence avec le public, empruntant volontairement les ressorts du jeu d’esprit. Cet élan vers le public s’est aussi exprimé par une surabondance de références aux clichés populaires sur les styles architecturaux anciens, de préférence ceux-là mêmes qui étaient bannis par l’architecture moderne. Le Postmodernisme en architecture est généralement caractérisé, au premier abord, par le retour de l’ornement, de la composition hiérarchisée, des symétries, et de références aux ordres d’architecture, en réponse au dénuement formel standardisé du Style international moderniste. Je peux voir alors dans le mouvement post-moderne de l’anthropologie,  quelques similitudes : pas tant dans le « retour en arrière », mais dans la rupture et dans la remise en question des fondements de l’ordre moderne. Il s’agit là d’une analyse personnelle, mais il me semble que dans les deux domaines, il s’agit d’une brèche historique, qui participe à l’effondrement des modèles préétablis. Pour ma part, le postmodernisme exerce le même sort qu’une agriculture sur brulis, après son passage il ne reste que des cendres desquelles vont émerger de timides nouveaux courants. Car le post-modernisme aura blessé autant qu’il était nécessaire. Il a mis en lumière certains dysfonctionnements graves, mais laisse derrière lui une friche sur laquelle il est difficile de s’appuyer.

Toutefois, certains nouveaux mouvements apparaissent en sachant se saisir de ce terrain fertile. Ainsi, l’anthropologie pragmatique me semble être un excellent exemple de renaissance, et une façon justifiée d’aborder le terrain de manière réflexive sans pour autant tomber dans le cynonihilisme critiqué du post-modernisme.

Néanmoins, l’une des critiques bénéfiques des post-modernes vis-à-vis de l’anthropologie reste la remise en question de son ancrage dans les disciplines scientifiques et la quête obsessionnelle d’objectivité qui en découle.

Car, à travers cette épistémologie, trop souvent les interlocuteurs ont été transformés en êtres mutiques. Dans son ouvrage « De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement », Georges Devereux nous rappelle l’ancrage des sciences du comportement dans le giron des sciences dures. Se basant sur ce modèle « scientifique » d’explication du monde réel, les sciences sociales sont passées à côté de matériaux indispensables à l’enquête ethnographique. À savoir la dimension subjective du chercheur et son implication dans les situations d’observation.

Or le résultat de cette recherche « angoissée » d’objectivité est, en plus d’un manque de compréhension du milieu observé, un mutisme imposé aux interlocuteurs.

Il est difficilement concevable d’imaginer pouvoir observer des individus de la même façon que l’on observerait un élément chimique dans un laboratoire. Selon Devereux, le nombre de variables liées à l’observation, à l’observateur et à l’observé, sur un terrain ethnologique est beaucoup plus grand d’une part, et moins qualifiable de l’autre. Un environnement physique obéit à des lois, et bien qu’en nombre très élevé, elles restent quantifiables. Les interactions interhumaines ou entre non-humains sont caractérisées par d’autant plus de variations possibles liées à l’âge, au sexe, au contexte présent, comme précédent, à l’histoire de chacun, à l’éducation, etc.

Ainsi, en tant que future ethnologue (au reste architecte), je dois songer à me penser moi-même dans le contexte étudié avant d’en comprendre l’épaisseur.

Françoise Héritier dans un de ses divers entretiens disait la différence entre ethnologue et anthropologue. Il n’en est pas pour tous ainsi, mais pour elle, il y a un travail sur soi à faire pour passer de l’un à l’autre. Un travail de réflexivité en quelques sortes, parvenir à sortir de soi, parvenir à se détacher et pouvoir s’observer en tant qu’observateur en train d’observer. Ainsi nous retombons à la fois sur Georges Devereux qui proclame l’intérêt de la méthode psychanalytique sans les sciences du comportement en revendiquant le détachement du psychanalyste comme manière d’accéder au matériau principal de l’enquête et Napaels et son principe « d’étrange étrangeté » ou « d’Atopie ».

C’est quelque chose de difficile à s’approprier, accepter de n’être « nulle part », accepter donc de n’être personne, ou du moins, transformer les rapports de domination dus à la position d’enquêteur en rapport de communication. Parvenir à faire oublier notre position afin de transformer « les rapports de classes »[10] en interactions, en rencontre et donc en matériau.

Observer des individus ne se justifie pas si facilement, en particulier lorsque cette explication s’adresse à ceux qui en sont l’objet. La position de celui qui observe lui confère un pouvoir difficilement admissible du point de vue des observés.

Selon Napaels, ainsi, si je suis un peu partout, donc non localisable, j’aurai plus d’accès à l’épaisseur du terrain. Je dois rester étranger à la situation. Je reviendrai sur ce point en troisième partie lorsque j’aborderai le terrain. Car même si cela reste une méthodologie que je trouve intéressante, car elle propose ce détachement censé rassurer les interlocuteurs sur nos aspirations, elle est tout autant difficile à mettre en pratique.

Cela rejoint également le propos de Bourdieu[11] : je dois me penser comme un sujet objectivant, objectiver le chercheur. Je dois effectuer une sorte de mise en abîme de moi-même, car un rapport subjectif à mon objet est condition à l’objectivité.

Également, le plus possible, et il s’agit d’un long entrainement, je dois toujours faire attention à ne pas calquer ma théorie explicative à la pensée des interlocuteurs. Car eux n’ont pas vertu à théoriser leur façon de vivre.

Je suis assez sensible à une approche de la relation et de la rencontre, de l’interaction. Gérard Althabe[12] nous rappelle que « la rencontre avec l’autre n’est pas le moyen de se renseigner sur les contenus de cet ordre, mais l’occasion d’apprendre un mode de communication qui structure le champ d’échange ».

Ainsi l’important est de conserver chacune des voix à l’intérieur des interactions. Celle de l’anthropologue en action, en tant que performateur de la situation au même titre que celles des autres acteurs.

Éric Chauvier, dans son « anthropologie de l’ordinaire » nous propose de retrouver ces conditions d’interlocution et la relation qui émane de celles-ci comme matériau d’enquête. Il s’agit ici de faire revenir l’ethnographie à la rencontre avec l’autre et de parler de cette rencontre, car c’est à travers celle-ci que l’on pourra accéder à « une expérience de savoir » [13]qui sera dissociée de la connaissance. Ne pas partir de la « compétence », mais de la situation pour retirer du sens à une situation.

En somme, revenir à l’ordinaire, pour revenir aux rapports d’interlocution pour que les « observés » apparaissent comme capables de prendre la parole.

Il s’agit là, d’après Eric Chauvier toujours, d’un acte politique, d’une anthropologie engagée.

En revenant au langage ordinaire, nous permettons la résolution de conflit de classe qui préexiste entre l’observateur et l’observé. C’est également ne pas renier que nous arrivons sur un terrain où personne ne nous a demandé de venir, où les personnes en présence n’ont pas imaginé théoriser leur quotidien. Dès lors, attacher de l’importance à cet ordinaire est un acte politique contre la violence symbolique de cette « lutte de classe ».

Le Langage et l’écriture, positionnement épistémologique

« Personne n’ignore que, lorsqu’un individu en présence d’autrui répond à un évènement, les coups d’œil qu’il lance, ses regards, ses changements de position sont porteurs de toute sorte de significations implicites et explicites »[14].

L’ethnologue doit chercher le sens, ce qui se dit « à travers le ridicule ou le défi, l’ironie ou la colère, le snobisme ou la fierté »[15].

Le contexte et les conditions d’énonciation sont indissociables des informations recueillies. Ne pas rendre compte du contexte dans lequel apparaissent les paroles ne pourrait nous permettre d’accéder, même d’approcher une quelconque réalité.

De plus en plus, nous faisons usage de mots « concepts » déconnectés des choses.

Eric Chauvier[16] propose de décrire ce phénomène comme une « psychopathologie du langage », une maladie dressée à utiliser des « mots-valises » dépossédés du sens des choses. C’est la problématique du concept sans le contexte. Cette psychopathologie vise à lisser les situations et ne pas les appréhender en profondeur. Mon attitude méthodologique se voudra inductive, décrire l’enquête comme elle s’est déroulée. Pour autant le travail n’est qu’à demi fait, car le travail d’écriture pourrait venir gâcher l’application de l’observation, si les choses racontées s’éloignent des choses vues.

Dans ce sens, Foucault propose une distinction entre « savoir » et « connaissance » le savoir représentant l’expérience de la chose, la connaissance le concept apposé d’en haut, sur la chose. L’une des psychopathologies du langage est de ne pas questionner ces concepts, de ne pas essayer de comprendre leur sens dans le système de communication dans lequel ils sont pris et nous avec.

L’anthropologie pragmatique a vertu de créer du savoir en déconstruisant les concepts préétablis, en trouvant leur résonnance dans le langage et les usages des gens, dans notre subjectivité.

Il s’agit de ne pas tomber dans le piège d’une anthropologie de la connaissance, conceptuelle qui aurait pour effet d’étouffer les sources et le contexte.

J’ai alors souhaité m’intéresser particulièrement au langage et à la restitution de l’enquête, la partie écriture.

À ce jour, il me semble plutôt important de développer mon bagage méthodologique plus que théorique. Il y a quelque chose du réel qui nous échappe dans une enquête, quelque chose de flottant. Je préférais faire alors cet effort de recherche sur une approche épistémologique, essayer de trouver dans quelle anthropologie, je pouvais me projeter.

Ainsi, le langage, si on le considère d’un point de vue interactionniste, est indispensable, c’est un élément constitutif de la « culture ». « Le langage dépasse le simple encodage et décodage de l’information »[17]. La communication et le langage vont ensemble. Cette vision caractérise la vision pragmatique : si le langage va au-delà de la simple information, c’est qu’il relève donc de la prise en compte du contexte.

Dans cette histoire de l’anthropologie pragmatique deux références sont à présenter : Austin et Grice.

Pour Austin, le langage sert à faire des actions, accomplir des actions et pas seulement à transmettre une information. Il développe la notion de « performatif », le langage donne lieu à une mise en acte. Lorsqu’on parle, nous ne sommes pas en train de décrire, on fait la chose qu’on dit.

Pour Grice, le sens est sous déterminé par la forme. On ne peut pas comprendre un énoncé qu’à partir de l’énoncé lui-même, il faut prendre en compte les éléments de contexte. Car plein de mots n’ont pas de sens en eux-mêmes, ils prennent sens dans un système d’interaction. Cette vision permet également de prêter attention au langage « silencieux » aux aspects non verbaux de la communication. Le cadre matériel va fortement influencer la communication.

Le langage est donc avant tout un moyen d’interagir socialement, il est donc nécessaire de porter attention à ce que cela provoque sur autrui.

Car que se passe-t-il quand la théorie ne suit pas?

Quand le concept ne reflète plus l’expérience.

Cette façon d’appréhender le terrain me parle d’autant plus que le mien découle d’un dysfonctionnement dans l’imaginaire du mot « berger » et de sa signification lorsqu’il est juxtaposé à « urbain ». Le pragmatisme c’est s’attacher à comprendre les tensions et faire exploser les catégories. Pour cela, il est intéressant de se rapprocher de ce que Eric Chauvier appelle « l’ordinaire ».

Aussi, Erving Goffman dans « façons de parler » nous rappelle qu’il ne faut jamais détacher énonciation et audition :

« Toute énonciation et son audition s’accompagnent de gestes, plus ou moins contrôlés par les acteurs. Toute énonciation et son audition portent la marque du cadre de participation au sein duquel elles ont lieu. »[18]

« Ainsi, ton de la voix, la manière de la reprise, les redémarrages, la localisation des pauses, tout cela compte de la même façon.»[19]

Dans « Si l’enfant ne réagit pas », Éric Chauvier, à son tour propose un travail sur l’analyse précise du comportement en s’appuyant sur Goffman et imaginant qu’un changement de position équivaut à un  changement dans l’attitude, et qu’il exprime la manière dont nous traitons la production ou la réception d’une énonciation.

Pour donner la voix aux interlocuteurs, il faut également contextualiser les paroles dans la scène dont elles sont extraites et les relier aux conditions d’énonciation.

« La façon la plus simple d’améliorer le paradigme traditionnel de la parole consiste à reconnaître qu’à tout moment de son existence elle peut faire partie d’un échange de paroles, autrement dit d’une séquence interactionnelle appréciable, naturellement bornée et contenant  la totalité des évènements pertinents depuis le moment ou les deux individus entament entre eux une telle activité jusqu’à celui ou ils la terminent.»[20]

 «À chaque fois que nous entrons en contact avec autrui que ce soit par la poste, au téléphone, en lui parlant face à face, voire en vertu d’une simple coprésence, nous nous trouvons avec une obligation cruciale : rendre notre comportement compréhensible et pertinent compte tenu des évènements tels que l’autre va sûrement les percevoir. Quoi qu’il en soit par ailleurs, nos actes doivent prendre en compte l’esprit d’autrui, c’est-à-dire sa capacité à lire dans nos mots et nos gestes les signes de nos sentiments, de nos pensées et de nos intentions. Voilà qui limite ce que nous pouvons dire et faire ; mais voilà aussi qui nous permet de faire autant d’allusions au monde qu’autrui peut en saisir.»[21]

Dans l’enquête il s’agit de porter attention à ces micros détails, mais également de les restituer dans le récit.

L’écriture est un acte qui ne doit pas venir contredire notre positionnement méthodologique, il doit en être la succession logique.

L’écriture, selon Ghasarian dans «de l’ethnographie à l’anthropologie réflexive», met en relation des voix aux statuts différents. Lorsque les mots dépassent les choses, nous quittons le monde de la science pour entrer dans celui du politique.

Il me semble alors important de ne pas enfermer le lecteur par quelconque stratégie poétique et en intégrant les voix multiples, ce que Clifford appelle « la polyphonie ». Lorsque je lis «si l’enfant ne réagit pas»[22], j’ai une sensation d’immersion, de vivre l’enquête en même temps qu’elle existe aux yeux de l’auteur. Le fait d’imposer une réelle place aux interprétations, parfois trop rapides de l’anthropologue apporte un côté honnête et détaché de l’enquête en même temps qu’une sensation de réalité forte.

Ainsi les propositions qu’il fait ont du sens, car nous possédons toutes les informations nécessaires.

Cette  pratique de l’anthropologie a pour souci de restituer la singularité des personnes. Elle s’érige donc contre la «désinterlocution»[23], à savoir le fait de ne pas donner la parole aux personnes observées.

En conclusion de cette synthèse méthodologique, il me semble que cet épisode postmoderniste n’a pas  foncièrement apporté de résultats, mais en tous les cas des exigences nouvelles. Notamment dans la délégation du rôle de l’anthropologue aux acteurs eux-mêmes. Mon positionnement à ce jour, se rapproche fortement de cette anthropologie pragmatique et interactionniste tout en essayant de garder une certaine créativité dans le compte-rendu de l’ordinaire.

«…la vocation essentielle de l’anthropologie n’est pas de répondre à nos questionnements les plus profonds, mais de mettre à notre disposition les réponses que d’autres (…) ont déjà formulées, et donc de les inscrire dans les registres consultables de ce que l’homme a dit »[24].

Deuxième partie

L’enquête ; la bergère des villes

Après cette réflexion méthodologique, je m’aperçois que la vraie difficulté réside dans le fait de la mettre en place. J’ai été séduite par les propos et l’engagement que cela reflète. Pour autant, comme tout métier, la façon de faire du terrain ne s’apprend pas en lisant des livres. L’attention et le positionnement mis en place dans l’anthropologie pragmatique sont loin d’être innés. Il faudra incorporer la méthode, être la méthode.

Alors déjà, je m’aperçois que de ne pas avoir pu connaître l’épreuve du terrain de manière continue, me prive de certaines clefs, certains matériaux. Déjà, je me rends compte que l’immersion est nécessaire et que je suis restée trop éloignée de mon objet d’étude. Certes, il n’en était pas de mon ressort, mais j’aurais aimé pouvoir approfondir ce travail sur le vif. Trouver ma place, inventer ma présence dans un nouveau milieu.

Dès lors, mon travail de ce semestre réside un peu plus dans l’application de cette méthodologie que dans une réelle enquête de terrain à laquelle je n’ai pu avoir accès. Je me poserai plus des questions relatives  à la manière de mener cette enquête que sur mon thème sur lequel je n’ai finalement pas assez d’informations. J’essayerai également de faire transparaître dans cet écrit, les aspirations citées en première partie, à savoir trouver, de manière créative une façon de rendre compte de la polyphonie et de ma propre subjectivité.

 Première étape – Premier contact.

Voyant que le premier berger visé se rétractait, j’ai envoyé un mail au contact du parc des coteaux pour en savoir plus sur l’avancement du poste.

Quand ce poste est paru, en fin d’année 2018, j’avais envisagé d’y présenter ma candidature, je savais donc qui contacter et, à quelques jours près, le début de la prise en fonction du candidat choisi.

J’ai eu une réponse rapidement, comme quoi une bergère avait été retenue pour le poste et qu’elle avait pris ses fonctions deux semaines auparavant. Immédiatement, Charles me propose de la rencontrer en la contactant par mail. Il me donne son adresse. J’envoie un message en suivant, et leur propose de les rencontrer tous les deux pour un premier entretien. Ils décident de l’endroit, rendez-vous dans le parc des coteaux, un début d’après-midi, au niveau du Rocher de Palmer.

Déjà, le choix est intéressant, je ne m’en rends pas compte tout de suite, plutôt à la fin de l’entretien en me baladant dans le parc. L’entretien est situé, nous allons parler du parc, en étant dans le parc.

Avant de poursuivre, je voudrais recontextualiser mon enquête, et faire émerger les questions sur lesquelles j’ai essayé de travailler. Pour comprendre dans quel état d’esprit je me situais lorsque je rencontrais mes interlocuteurs.

Je reviendrai ensuite sur Paola, que je présenterai plus longuement, car son statut est, pour moi, très pertinent par rapport aux questions que je me posais. Elle se positionne parfaitement dans la tension qui est à la source de cette enquête.

Puis j’essayerai d’extraire certaines informations des propos de ces deux acteurs, surtout m’exercer à l’exercice du langage et de sa traduction.

 La figure historique du berger.

L’histoire, notamment religieuse, nous apporte notre lot de bergers. Il n’est pas étonnant de s’apercevoir que les figures majeures de notre histoire religieuse commune aux trois grandes religions monothéistes (messies et prophètes) sont des bergers.

Ainsi nous citerons : Abel, Abraham, Jacob, Moise, Mohammad, David (et Goliath) et bien entendu Jésus Christ comme bergers emblématiques.

Le berger est une figure religieuse de la bible, il est un homme pauvre, non sédentaire, capable de quitter sa terre pour conduire son “troupeau “ jusqu’à son Dieu.

Il symbolise l’homme qui veille, le sage qui sait voir parce qu’il reste éveillé.

Ainsi, nous pouvons d’ores et déjà établir un lien entre transhumance et pèlerinage, ainsi qu’entre la marche et l’éveil. Il symbolise également l’ascension spirituelle et l’action protectrice et bienfaisante. Par la solitude de son métier, il incarne totalement l’ascète religieux qui se rapproche de son Dieu et de sa religion.

De plus est souvent utilisée la parabole de la brebis égarée que le bon berger, le bon Pasteur protège et guide vers son Dieu. D’ailleurs, Pasteur est emprunté au latin «pastorem/pastor» qui signifie “celui qui garde” ou plus tard désignera “le chef d’une communauté chrétienne”.

Dans l’Ezechiel 34, la figure du berger sert de métaphore au pouvoir royal. Au Proche-Orient, les rois sont souvent symbolisés par la figure du berger. Un peuple sans guide fait donc référence à un troupeau sans berger et renvoie à la notion d’égarement. Moise et David avant étaient bergers, métier qui les a préparés à devenir responsables d’un peuple

Dieu lui-même est appelé « berger » : dans le Psaume 23 (« le seigneur est mon berger, je ne manquerai de rien. Il me met au repos dans les prés d’herbes fraîches, il me conduit au calme près de l’eau. Il ranime mes forces, il me guide sur la bonne voie, parce qu’il est berger d’Israël. Même si je passe par la vallée obscure je ne redoute aucun mal, Seigneur, car tu m’accompagnes. Tu me conduis, Tu me défends, voilà ce qui me rassure « ).

Dès lors, dans l’imaginaire commun la figure du berger symbolise la confiance, la pureté et la sagesse. Le berger est un homme averti, et sert de lien entre les hommes mortels et leur Dieu.

Cependant de cette figure du « berger-guide » très liée à la religion, qu’en reste-t-il depuis que la religion n’est plus l’objet central de nos sociétés contemporaines ?

Il me semble que le métier d’aujourd’hui, bien qu’obéissant à des contraintes économiques différentes, utilisant de nouvelles technologies, a gardé un peu de cette aura, de cette figure intemporelle, qui reste respectée. Sur ce point-là le berger est un peu différent du paysan.

Je me suis donc intéressée à ce qu’est devenu le métier dans la réalité contemporaine.

L’aspect professionnel.

Le métier de berger se divise aujourd’hui en deux catégories. Au sein de la profession, il existe un distinguo entre, d’un côté les éleveurs qui sont propriétaires de leurs troupeaux et emploient des salariés lors des périodes estivales pour conduire les brebis dans les alpages. Les bergers ici ne sont donc que garants des troupeaux, donc du capital économique d’un autre, sur une période donnée de l’année. Ils sont responsables de l’état dans lequel ils ramènent les brebis à l’automne.

De l’autre côté, il y a les bergers-éleveurs, qui conduisent eux-mêmes les troupeaux en transhumance.

À l’intérieur de ces deux catégories s’opère une seconde division : ceux dont l’apprentissage relève d’une tradition familiale, et ceux, anciens urbains, qui apprennent le métier dans des écoles. Bien entendu, le sujet de cette étude me poussera à regarder de plus près cette seconde catégorie et d’établir les envies et les phantasmes qui poussent certains vers ce métier.

À travers différents témoignages, les aspirations qui ressortent sont : une envie de solitude, de respiration, de changement de rythme, de rapprochement avec la « nature ». Certains parlent d’ « éprouver directement les conditions météorologiques ». En d’autres mots, une quête de sens à travers l’échange plus direct avec la nature et d’autres êtres vivants.

Me viennent alors en tête, à ce stade de ma réflexion, les différents cas de « Studies » sur les problématiques opposant Humains-non humains, avec lesquelles seront bientôt confrontés ces éleveurs. Certaines revendications poussent aujourd’hui la déconstruction de l’imaginaire et de la notion même d’humanité jusqu’à envisager un anti-spécisme total et argumentent en faveur d’une distanciation pragmatique des rapports d’échange et de domination de l’homme sur les autres êtres vivants.

Nous y reviendrons en troisième partie, mais la question s’esquisse déjà ici : dans notre société décrite par P.Descola comme profondément « naturaliste », est-on capable d’opérer une rupture totale du lien entre l’homme et l’animal?

De plus, les conditions d’exercice du métier semblent considérablement s’améliorer de nos jours. Les cabanes en haut des alpages sont rénovées, le confort y est ajouté, si bien que parfois certains bergers ou bergères parviennent à y installer leur famille pendant la durée de la saison. Ainsi, la solitude du berger ne devient plus partie intégrante du métier, elle est limitée. Ce point-là de l’imaginaire du métier est donc remis en cause.

Pour aller plus loin, il semblerait que, pour certains bergers, notamment les saisonniers, la transhumance soit l’élément central de l’année. L’hiver passé enfermés dans la bergerie dans les plaines est éprouvant tant pour l’homme que pour les animaux et tous attendent cette saison avec impatience. Les animaux montrent même des signes d’impatience quand le temps de la migration approche.

Je reviens ainsi à mes moutons urbains un instant et à la problématique qui se profile.

Si la solitude du berger est quelque chose que l’on cherche à présent à minimiser, le berger urbain trouve ici une légitimité dans le nouvel exercice du métier au sein de la ville. Pourtant, si cet objet de sens ajouté à l’éloignement des montagnes et donc la difficulté de mener le troupeau en transhumance et qu’à cela nous rajoutons une valeur « nature » potentiellement réduite par le milieu urbain :

À quelles valeurs ou aspirations s’attachent les nouveaux « bergers urbains »?

Que conserve-t-il de l’imaginaire et des raisons primaires qui poussent à ce choix de vie ?

En d’autres termes : le berger urbain est-il encore un berger ?

Il me parait néanmoins nécessaire d’ajouter que dans les montagnes, le berger n’est plus cet « animal » rustre. Il partage dorénavant son environnement de travail avec de plus en plus d’utilisateurs. Et dans ce partage de l’espace se dessine une mission sociale, à la fois de transmission et d’explication du métier, ainsi qu’un rôle écocitoyen d’entretien des espaces communs.

En effet depuis le néolithique, les bergers dessinent la montagne et la rendent accessible à d’autres activités. S’il n’y avait pas de gestion pastorale, le milieu serait fermé aux autres. L’accompagnement de troupeaux dans les estives serait alors une forme d’agriculture écodurable.

En cela, nous voyons se dessiner la transition, ou du moins un premier parallèle avec les bergers urbains : le vecteur social. Raison précise pour laquelle Paola a été choisie pour le poste. J’y reviendrai.

Ces derniers se trouvent également garants d’un rôle explicatif du métier, du rapport avec l’animal, de la responsabilité de sa vie et de sa mort.

Dès lors, loin des estives, en centres urbains, comment les bergers véhiculent une partie de l’imaginaire de ce métier ?

Quel lien existe-t-il entre le berger urbain et la nature ? Quelles en sont ses représentations?

Une représentation de la nature en ville est-elle envisageable?

Puis, sans tomber dans la niaiserie de ce sujet, j’essayerai de me concentrer sur le rapport et les représentations que le berger se fait ou entretient avec son troupeau. Dans ce mouvement actuel de remise en question des catégories « humains/non-humains », il me semble important de définir les liens qui existent entre les animaux et leur éleveur. Je m’appuierai pour cela, sur l’ouvrage de la sociologue J.PORCHER : «Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle» qui met en avant que l’acceptation de l’élevage, d’une certaine forme de domination sur l’animal et de sa mise à mort, se base sur le système de triple obligation du don que MAUSS propose dans son « essai sur le don », ainsi que sur les ouvrages d’Alain Caillé sur le même sujet.

Est-ce que l’imaginaire du «berger des champs» est conservé et comment  le «berger des villes» réinterprète-t-il les fondements du métier dans un milieu en apparence antinomique à ses aspirations ?

Rencontre 1

Le rendez-vous est donné dans le parc des coteaux derrière le rocher de Palmer. À cet endroit du parc, nous nous asseyons sur un banc. Nous sommes trois, Charles Chambelland, responsable paysagiste du parc des coteaux, instigateur de l’idée de pâturage et référent du projet, Paola, la bergère du coteau, et moi.

Il y a un peu de vent, mais le temps est bon. En face du banc de pierre,  il y a deux bosquets et une faille au milieu qui laisse apercevoir la ville de loin.

Cette situation est particulière, je m’en rends compte à la fin de l’entretien, comme s’il ne s’agissait pas d’un hasard de se retrouver là, pour parler de la nature en ville.

À chaque fois que nous devons parler du rapport entre ces deux entités le regard se tourne vers la ville, comme si elle était le principal repère.

Au début de l’entretien Charles prend la parole, je ne lui pose pas vraiment des questions, il m’explique le projet et j’essaye comme le soutient Eric Chauvier de « maintenir l’harmonie conversationnelle ». J’essaye à la fois, de me concentrer sur ce qu’il me dit du projet pour saisir les opportunités d’orienter le discours vers ce qu’il m’intéresse de creuser. Il nous raconte, et j’ai l’impression qu’il essaye de me convaincre. Je me suis pourtant présentée dès le début comme déjà sensible à la cause et ai joué la carte de l’architecte initiée aux problématiques urbaines.  Le ton qu’il emploie est clair, mais je le sens détaché comme s’il me racontait quelque chose, qu’il a déjà dit plusieurs fois. Il semble tout de même convaincu.

Au début, Paola ne parle pas, elle le laisse raconter.

Il me contextualise l’arrivée de Paola.

Ce début d’entretien est difficile. J’essaye de me concentrer sur ce qu’il me dit, mais une partie de moi s’impatiente, parce que là ne réside pas mon objectif. Je veux entendre Paola. Je veux savoir comment elle parle.

Je suis finalement à moitié dans ma conversation avec Charles et à moitié en train, comme dans une partie d’échecs, d’essayer d’anticiper le coup suivant pour pouvoir entendre Paola et commencer à entrainer mes deux interlocuteurs vers les questions que je me pose. Je ne suis pas à l’aise avec l’idée de manipuler. J’ai l’impression de déroger à la méthodologie que je me suis fixée en ne laissant pas les choses arriver. Et sur l’instant je me sens coupable de ne pas écouter.

L’entretien va durer environ 1h, Paola commence à prendre la parole à partir de  la 10e minute.

C : (…) on récréer les lisières, les milieux de part et d’autre (…) la particularité c’est qu’on est ici sur un plateau calcaire

M :  Ouais

C : Euh et du coup on a des espèces typiques de ces coteaux-là, c’est-à-dire qu’on a des orchidées spécifiques, on ( Le « on » ici m’interpelle, comme si ces choses nous appartenaient. Le territoire et ce qu’il contient sont nôtres ? La vision de la nature est maitrisée, pourtant on souhaite lui rendre son autonomie. Pour moi je ressens un paradoxe dans le fait de penser la nature comme nous appartenant. Est-ce un trait spécifiquement urbain? ) a tout un cortège de flore qui va vraiment être euh… On a un citron… euh un papillon qui s’appelle le citron de Provence qui vient de Provence, normalement il est inféodé de la Provence, mais ici il va se sentir comme en Provence parce que le sol est sec, l’orientation est favorable…

 Une moto passe, cela provoque un accident dans le monologue entretenu de Charles, elle provoque une perturbation, une déconcentration et le discours bascule. Peut-être parce que nous sommes en train de parler de nature en ville, et que le simple panorama n’est pas assez fort pour nous rappeler l’urbanité présente. Cette interruption à quelque chose de violent dans le discours que Charles est en train de mener.

C : ce n’est pas un papillon ça…

M et P : rires

C : Je me demande bien ce qu’il fait là avec sa moto, genre «je vais me balader»

P : rit encore

C’est la première fois qu’elle interagit dans notre conversation, par cet éclat de rire. Cela provoque chez moi un sentiment de sécurité, un intervalle dans lequel je me détends, je commence à trouver une place dans cette interaction à trois. Je me dis alors que le déséquilibre provoqué par son silence malgré sa présence est  rompu.

Car par la suite, je me sens déjà plus à l’aise. J’évacue le sentiment de culpabilité et commence à vraiment insister pour faire participer Paola. Je suis plus présente et je pose plus de questions.

Comme la première interaction avec Paola est passée par le rire, je me rends compte que l’humour va pouvoir m’aider à créer la rencontre.

Nous arrivons finalement au sujet des moutons et Paola prend vraiment la parole.

P : Ouais, enfin pour l’instant les brebis ne sont pas arrivées et ouais du coup on prépare le terrain.

Lorsqu’elle dit cela, je note qu’elle a une pointe d’attente dans la voix. Je sens aussi que la brèche est ouverte, alors je commence à m’adresser directement à elle, je lui pose des questions concernant le métier de berger. Je ne suis plus dans l’attente du discours, je vais le chercher.

Elle a un accent, que j’interprète comme celui du Béarn, un peu plus du Sud-Ouest. Contrairement à Charles, j’ai beaucoup plus de travail pour entretenir la conversation. Nous sommes plus dans le dialogue que dans un monologue entretenu. Mais je tiens beaucoup à l’entendre. La conversation est aussi plus détendue, plus facile. Je commence par des questions qui me semblent banales. Mais nous parlons de manière plus fluide, en riant. Un contact plus simple est directement établi. Nous continuons ainsi.

Quand Charles reprend la parole, nous communiquons en faisant certaines remarques, ponctuant son discours d’échanges humoristiques. En réécoutant l’enregistrement,  j’ai la sensation qu’à ce moment-là nous avons trouvé un lieu commun dans l’interaction.

C : Donc là la communication (sur le sujet des brebis) va concorder avec l’arrivée des animaux, c’est difficile de l’incarner avant. Mais du coup, quand les animaux vont être là, ça va tellement s’incarner qu’il faut qu’on ait des éléments de langage quoi

Interruption de Paola : C’est quoi ce bordel! (en se mettant à la place des gens du parc découvrant les moutons) Attendez, attendez ne vous emballez pas! (en riant).

M : Calmez-vous! (rires)

P : Calmez-vous! (rires)

M :Ils ne sont pas dangereux!

À ce moment-là, avec Paola nous partageons le même imaginaire, que Charles ne semble pas partager, car il poursuit en interrompant notre échange.

 C : On a un enjeu important de communication, déjà pour expliquer le pourquoi du comment et aussi parce que l’on va changer, on va imposer un changement des habitudes des gens, euh on va l’imposer parce que techniquement on va, c’est nécessaire et techniquement les gens ont l’habitude de promener leur chien sans laisse dans le parc et ça, ça, ça se comprend tout à fait. Moi j’aurais un chien c’est ce que je ferais le premier, c’est des endroits euh très vastes et donc les gens viennent ici et les lâchent –  (j’aperçois du coin de l’œil Paola qui frissonne de manière un peu forcée, je me dis que c’est quelque chose qui la trouble, ces chiens en liberté, une fois qu’il y aura les moutons)  donc c’est un vrai plaisir pour eux et leurs chiens.

En seconde écoute de l’entretien, je remarque ces injonctions «les gens», «eux», qui selon, Éric Chauvier, comportent un indice d’indexalité faible : qui sont eux? Représentent-ils les gens qui ont des chiens non tenus en laisse, ou plus largement ceux qui représenteront un obstacle quelconque au projet ?

 C : Donc ce qui fait que pour nous ce n’est pas compatible, donc y a tout le travail de proximité et de sensibilisation à faire, l’autre truc c’est l’alimentation.

M : Ouais

(Je m’aperçois que je repars dans une micro phase d’ennui, où les propos ne m’intéressent pas trop, car je retombe dans l’entretien simple de son discours, je ne pose plus de questions, j’écoute.)

 C : On a déjà une petite ferme pédagogique à Lormont, on a six brebis, des chèvres, 6 chèvres, quelques poules, etc… Et on a déjà la problématique de l’alimentation, elle revient souvent, ils ont mis des panneaux et tout, mais… Alors Paola toi tu seras là toute la journée (..) donc dans ce projet le relationnel va beaucoup jouer, c’est pas comme si nous vivions dans les alpages perdus.

Je sors alors de mon mutisme, en sautant sur l’occasion de rebondir à nouveau :

 M : D’ailleurs c’est une des questions que je me posais par rapport euh au métier de berger, plus isolé, dans les montagnes et tout, t’as quand même une approche sociale qui est complètement différente et qui est intéressante du coup et qui fait complètement partie du truc parce qu’on est en ville quoi.

P : Du contact ouais

M : Par les moutons ouais

C Les animaux ça crée déjà du contact, une vraie puissance pour relier les gens entre eux quoi. Moi j’ai fait l’expérience (…) on avait mis des moutons le temps d’un week-end dans un parc et ça avait attiré beaucoup de gens, une attirance très très forte.

Ça a vraiment du sens avec tout ce qu’on raconte parce que là on est vraiment face à la belle vue et tout, mais c’est vrai que derrière on a tous ces logements-là, avec toutes les difficultés sociales qu’on connait nous et de recréer le lien par l’animal c’est formidable (…) Pour nous c’est un outil de gestion écologique, mais qui va faire du lien social (…)

C : C’est vrai que quand on a lancé cette candidature un peu atypique on a eu à peu près 45 réponses. Dans le lot il y en avait à peu près une dizaine qui était vraiment des gens du métier, les autres c’était beaucoup de gens de « pourquoi pas moi? », « j’aime les animaux, j’aime la nature » avec des électriciens, des maçons, des gens en reconversion quoi, mais qui n’avaient pas encore fait. (…) Donc ça montrait aussi ce lien avec la nature qui est vachement intéressant d’observer quoi, les gens qui voilà, la nature fédère quand même un intérêt, une sensibilité.

M : Oui et dans la reconversion, il y a quand même beaucoup de gens qui pensent par ce biais-là en fait, ils ne se reconvertissent pas dans un métier, non, dans la nature en fait.

C : Oui ça révélait ça, et puis après ça, il y avait un quart de gens vraiment compétents et euh et après la difficulté sur les candidatures c’est qu’y en a vraiment un quart qui était vraiment intéressé pour faire du pâturage en milieu urbain. Et c’est vrai que Paola, elle est sortie du lot dans cette volonté de relier la ville et la campagne, ce qui correspond tout à fait à l’enjeu ici quoi. C’est vraiment ça, mettre des animaux ici c’est expliquer ce qu’est un animal, ce qui arrive dans l’assiette des enfants, réapprendre aussi ce lien à la nature dont on fait partie.

Je pense alors à Descola, m’étant déjà risquée dans d’autres conversations à essayer de décrire notre point de vue « naturaliste », mais maitrisant mal le sujet, je préfère à ce moment-là, ne pas m’y risquer. De peur de m’enfoncer dans quelque chose dont j’aurais du mal à m’extraire. Je préfère alors continuer sur l’importance de la mort de l’animal dans les consciences collectives et la théorie de Jocelyne Porcher reprenant Alain Caillé sur le rapport entre l’élevage et le don (au sens maussien du terme). Pour Jocelyne Porcher, dans l’élevage (nous entendrons ici responsable) l’éleveur développe un lien avec son troupeau. Ce qui justifie la mort de l’animal, donc le don de sa vie, est un premier don de la part du berger qui revient à offrir une vie convenable à cet animal, voire meilleure que s’il n’avait pas été là. Jocelyne Porcher, défend l’idée « de vivre avec les animaux » et dans nombreux de ses travaux, elle pose la question de la mort de l’animal.

J’essaye alors d’orienter la conversation sur ce sujet, pour savoir ce qui en ressort.

P : Et ouais et là en ce moment, c’est des sujets qui sont super d’actualité.

À sa réaction,  je vois que le sujet la touche, elle comme moi, nous avons ce passé commun avec les animaux et avec l’idée également de les manger. Nous reparlerons de Jocelyne Porcher ensemble lors du second rendez-vous, en abordant le thème du véganisme et de l’anti-spécisme.

P : Ca c’est clair ! Et je pense que je vais avoir l’occasion de parler de ça avec beaucoup de gens et c’est ça qui est intéressant.

Puis nous nous projetons dans ce que va être la réalité de son poste, en imaginant des situations auxquelles elle sera confrontée.

P : On peut réveiller des trucs.

M : Tu vas te ramasser les gosses qui n’auront rien à faire la journée.

P : (rires) Ouais c’est clair!

P: « Elle est où ta mère? » – « Allez va voir tes parents y en a marre maintenant, j’ai plus de gamins que de brebis là oh! »

C : (En imitant une mère, qui se débarrasse de son enfant) Tiens va voir Paola là-bas.

P : Alors 1, 2, 3,4, il va falloir que je compte les gosses en même temps que les moutons, pour ne pas les perdre.

Je me rends compte alors que nous projetons tous, autour de la blague, un imaginaire sur une situation particulière dans la ville. Nous sommes dans des quartiers qualifiés par les institutions de « zones sensibles».

Et Charles et Paola semblent nourrir un espoir de « sauvetage par l’animal et l’éducation à la nature ». Pourquoi associons-nous « un retour au sens » à « un rapprochement de la nature »? Pourquoi pensons-nous que le désordre du monde, ou social, pourrait être solvé par une éducation de ce qu’est « la nature »?

À nouveau, nous partons avec Paola dans un échange humoristique sur les futures situations qu’elle rencontrera, et Charles reprend. Il nous rappelle l’enjeu supplémentaire du « bien-vivre en ville ». Je me fais la remarque dans une réécoute, qu’il emploie beaucoup de mots « concepts », ce qui me conforte dans  la position que je prends dans l’échange, beaucoup moins offensive qu’avec Paola. C’est un discours livré, je sens peut-être que je n’ai rien à jouer. Je me mets ainsi à traquer ces formes d’autorité, et me rends compte qu’il en use souvent. J’ai l’impression que nos traits d’humour avec Paola en disent plus long sur la réalité que le discours de Charles. Au-delà de cela, certaines choses sont intéressantes et sans vouloir remettre en cause ni l’investissement ni l’honnêteté de cette personne, je constate deux façons, deux systèmes d’énonciation différents et je dois en saisir les deux échelles de sens, comme si je n’étais pas la même personne pour les deux interlocuteurs. Pour Charles, j’ai l’impression que mon statut d’architecte fait foi, il me parle plus de son projet, de son intérêt et de ses divers impacts sur la ville. Avec Paola, c’est une interaction plus directe, je suis passée outre l’enquête, elle ne me positionne pas forcément.

L’entretien se poursuit un peu, et Charles me demande si j’ai d’autres questions, je me tourne vers Paola :

M : Ben oui du coup, plus sur toi Paola. 

 Elle m’explique alors que son père est éleveur dans le centre de la France, qu’il a un troupeau d’environ 400 têtes, en viande, et qu’elle a baigné dedans depuis qu’elle est petite. Elle a fait un BTS agricole, avant elle s’est cherché, a été à la fac, elle ne voulait pas s’installer.

 P : Je ne me suis jamais installée en agricole du coup.

 Puis elle a fait un stage dans les Pyrénées dans une ferme qui transhumait « qui était en chèvre » (la formulation me plait : « on est en quelque chose »). L’aspect pastoralisme lui a plu, c’était en 2010, elle est restée « dans la chèvre et dans le lait », elle a créé un service de remplacement à son compte où elle allait dans les fermes faire la traite et le fromage, pendant 8 ans. Puis elle à fait une licence pro « gestion-animation des espaces pastoraux et montagnards » sur le pastoralisme en un an à Toulouse. Ca lui plaisait d’aller de remplacement en remplacement, de travailler comme ça, de changer.

P : Y avait 10 fermes autour de chez moi à moins de 30km, du coup c’était bien de faire du remplacement.

Elle fait quelques estives l’été, mais sur des périodes courtes. On lui avait proposé pour cette année, mais elle se rendait compte du travail que c’était sur 4 mois, sans voir personne, et puis elle avait son copain.

P : Donc difficile de se barrer pendant quatre mois quoi! Mais un jour je pense que oui!

M : Et du coup, c’est ça qui te fait accepter ce poste?

P : Oui!

M : Et du coup, comment tu as opéré la transition?

 Elle était « déjà par là », n’avait jamais profondément habité la montagne, ce qu’elle cherchait vraiment c’était le rapport entre la ville et la campagne. Déjà elle se sentait « déconnectée » dans son groupe d’amis, entre soi.

P : Je n’ai pas envie de rester dans ma bulle non plus, ce n’est pas comme ça qu’on… enfin c’est bien, d’être avec les gens qui pensent comme toi, mais au bout d’un moment c’est pas trop euh, enfin prêcher des convaincus c’est pas drôle (rires).

M : Du coup, tu vas te concentrer sur les gens qui n’attachent pas leurs chiens.

P : Ouais là au moins y a du piment! Tu crées un truc quoi! J’ai envie de connecter ces deux mondes. Y a plein de sujets ou des fois je me dis euh…

 Comme je sens que ça va se finir, je veux pouvoir entendre des choses sur ce rapport à la nature et à l’imaginaire du berger des villes qui me questionne. Je pose la question dans ces termes, et je sens que j’oriente trop où, que je donne trop d’informations sur quelque chose qui ne sont pas en mesure de savoir. Je lui demande ce qui reste de son imaginaire alors par rapport à son ancien poste, et sur sa conception de la nature.

P : Si! Elle est, elle est présente quoi!

Oui ma contemplation ça va plus être, regarder par exemple le pic du midi d’Ossau en gardant mes brebis, il ne sera pas là, du coup ce sera plus le pont d’Aquitaine, mais finalement euh je suis quand même dans tout ce milieu-là où il y a quand même de l’herbe pour nourrir quand même mes brebis, mais cette connexion avec l’humain qui n’existait pas en montagne du coup.

 M : Ouais du coup ça compense en fait.

 P : Ouais comme un autre, c’est juste une question de point de vue finalement, au lieu de voir la montagne, je vois la ville quoi, et j’ai un contact avec les gens que je n’aurais pas eu en montagne. L’espace aussi euh, ce n’est pas le même du coup aussi, parce qu’y a des hectares et des hectares et là c’est pas possible, là ça va être des petits bouts et ça va me contraindre (…) C’est qu’il y a plein d’enjeux qui se croisent euh…

 M : Ouais, au final ça apporte plus de dynamique, enfin plus j’en sais rien, un autre quoi.

Je pose la question, que je reformule pour obtenir plus de réponses. En prenant tous ces gens qui se reconvertissent, souvent le schéma est le même, ils cherchent à s’extraire d’un milieu qui les oppresse, souvent le milieu urbain et trouvent la réponse dans le contact avec la nature, le silence et la solitude. Tout ce que le métier du berger incarne, ce pour quoi il aurait tant de succès dans l’imaginaire collectif.

Alors si l’on proposait à des gens en reconversion un poste de berger urbain, se retrouveraient-ils dedans ?

 P : Moi je pense que c’est possible, euh après c’est sûr que la petite expérience elle y joue, mais il faudrait…, y a plein de gens qui ne sont pas issus du milieu agricole et qui sont motivés et même des fois, ils sont moins rabat-joie et plus positifs que quand t’es issu du milieu agricole. Enfin moi j’ai, des fois, j’avais l’impression de vraiment passer pour une aigrie parce que je discutais des fois avec des gens qui me disaient « Oh c’est génial!! », ils ont le côté utopique et moi je me suis dit putain, ils se rendent pas compte et en même temps je me dis, mais oui! Mais c’est super qu’’ils se rendent pas compte sinon tu t’installes jamais, parce qu’en fait d’un côté c’est bien! (…)

Quelqu’un qui n’est pas issu du milieu il va peut-être être plus positif aussi des fois, ouais enfin il est…

Je m’aperçois ici que nous sommes avec Paola dans un type d’échange particulier, elle ne finit jamais ses phrases c’est moi qui les termine. Il y a donc un côté implicite développé dans notre conversation. Nous avons trouvé un lieu suffisamment commun dans l’interaction ou l’implicite prend une grande place. C’est peut-être en cela que j’ai l’impression que son discours est moins préparé, plus direct. Elle construit le discours avec moi. Alors peut-être aussi, elle ne veut pas répondre à côté et fait en sorte de s’installer dans ce lieu commun, pour répondre ce que je veux entendre.

Nous finissons l’entretien, je lui demande si je peux venir la rejoindre lors de ses itinérances, je lui dis que cela m’intéresse beaucoup. Charles me reparle du parc et de la chance que l’on a d’avoir des espaces comme cela en ville. Je fais la remarque que voir la ville ainsi c’est vrai que ça permet de s’en extraire un peu.

P : Oui c’est vrai, moi il y a des endroits comme ça ou tu as l’impression d’être seule et tranquille et en même temps t’as l’impression de ne pas être perdue non plus.

Fin de la première rencontre.

En Synthèse

Paola va donc s’occuper d’un troupeau de 30 têtes, en pâturage itinérant sur le parc des coteaux, afin de conserver les écosystèmes avec une méthode plus naturelle que celle utilisée jusqu’à maintenant. Une bergerie est installée au centre de loisirs du Triboulet à Cenon et des itinérances sont prévues avec des parcs temporaires sur l’ensemble du parc de mai à juin.

Il y a toute une problématique à faire correspondre ce type de métier avec un CDD. Les heures sont réparties sur l’année, Paola fera plus d’heures l’été. Le troupeau est constitué uniquement de femelles, aucun mâle ne sera introduit, car la reproduction n’est pas souhaitée, la mort est pour le moment mise de côté, ainsi que les naissances et la question du lait. Le troupeau est simplement un outil d’entretien naturel du parc. De manière contenue, on enlève ce qui ne nous arrange pas pour le moment.

Dans ce premier compte-rendu, j’ai fait un choix de retranscrire certaines paroles. Il est à noter que ces choix sont totalement arbitraires, cependant j’ai essayé de garder l’honnêteté du discours et laissé la parole aux interlocuteurs. À ce moment-là, je me rends compte que « l’étrange étrangeté » de Napaels est difficile à atteindre. J’ai revendiqué une position, non simulée, qui m’a semblé décisive ou simplement naturelle, pour atteindre Paola.

Nous allons donc passer à la seconde rencontre, sur cette dernière nous passerons plus rapidement. La rencontre fut plus courte, et nous avons discuté simplement de tout et de rien. J’ai laissé aller la discussion, car normalement, avant ce rendu de mémoire, je devais retourner au centre de loisirs, un jour où les enfants étaient là pour observer les réactions. Ne pouvant pas suivre les itinérances dans le cadre du mémoire, je me disais que cette observation aurait pu tout de même m’apporter d’autres pistes de réflexion. Malheureusement, le programme des enfants a changé le matin même de notre supposée rencontre et je n’ai pas pu aller sur le terrain compléter mon enquête. Je n’ai donc pas pu, non plus, expérimenter une observation, en qualité de spectatrice attentive et intégrée.

Rencontre 2

 Je rejoins Paola au centre de loisirs du Triboulet là où les brebis sont parquées en attendant les itinérances. Elles viennent d’arriver.

Je souhaitais voir Paola seule pour discuter avec elle de ce qu’elle pense de ce poste sans les personnes qui le lui ont donné.

Elle est avec sa jeune chienne de six mois, encore folle. Elle nous interrompra souvent pendant cet entretien, il faudra de nombreuses fois lui courir après y compris pour récupérer le dictaphone qu’elle volera. On vient souvent à parler du chien, c’est toujours un sujet d’approche. On vient aussi à le comparer à un enfant, tout cynisme gardé. Paola comparera, en riant, son éducation à celle d’un «  gosse ». Je ne dis pas cela pour apporter des propos provocateurs, seulement je questionne le rapport entre humains et non humains dans ce contexte particulier de l’enquête. Je trouve la remarque significative, comme si dans cette conception, celle de Paola que je partage, les frontières entre humains et non-humains, étaient moins lisibles.

Je reviens alors sur une remarque du premier entretien où elle disait : « en gardant MES brebis, je ne verrai plus la montagne, mais le pont d’Aquitaine ». Je me demande alors si tout ce que je me disais de l’imaginaire du berger ne réside pas seulement dans la surveillance d’un troupeau. Dans le ton de Paola sur cette phrase, je sens qu’elle n’a que peu d’intérêt ou que cela ne la dérange pas de voir l’un ou l’autre, elle se sentira bergère néanmoins. Car elle évoque « ses » brebis alors qu’elle n’a toujours fait que des remplacements et que celles du coteau ne sont pas encore arrivées. Elle n’a jamais possédé ses propres animaux, pourtant dans cette phrase, l’emploi du « mes » n’est pas anodin.

Ce qui me fait dire que peut-être, pour Paola, le rapport avec la nature est la gestion et la protection d’un groupe d’individus non humains, et moins une considération englobante de cette entité floue de nature. Cela questionne mon postulat de départ. N’est-on pas berger, simplement lorsque l’on nous confie la vie de brebis? Dans tous les cas il y a aura de l’herbe, mais puisqu’elle est vue comme un simple moyen d’alimentation pour la survie des moutons, est-il si important que la pâture se trouve au milieu de la montagne ou au milieu des tours?

À ce moment de mon enquête, et comme mentionné plus haut, je me rends compte du peu de matériau à ma disposition. Je ne me risquerai pas à tendre des lignes lors que je ne me sens pas légitime à leur analyse.

Finalement, je vois que j’ai déjà avancé sur les hypothèses que je lance dans mes premiers paragraphes, mais je ne trouve aucune justification pour les figer. Je préfère à ce jour laisser mes réflexions flottantes, car trop pauvres en sens. Ce premier exercice était pour moi une manière d’approcher le terrain, le thème n’aurait presque peu d’importance à la vue de ce que je pourrais en retirer aujourd’hui.

 Conclusion

J’aurais apprécié la rencontre 3, si elle avait pu avoir lieu.

Puis également,  la quatrième ou la cinquième ou la douzième, si j’avais eu le temps d’approfondir le sujet. Je vais continuer à voir Paola, nous en avons convenu, car il m’intéresse de continuer à affiner mes ébauches de penser, de faire du terrain, du vrai.

J’aurais aussi bien voulu expérimenter cette forme de restitution, une écriture tout au long de l’enquête, raconter en même temps pour voir évoluer mes pensées au gré des nouvelles observations et interactions. Je me demandais, si faire une enquête ainsi, en décrivant chacune des rencontres, sans relire la précédente, en étant focus sur l’instant, pourrait être une forme d’expérimentation à tester.

J’ai conçu cette expérience comme une manière de me trouver en tant que « chercheuse ». Lorsque j’ai commencé l’année, j’ai été bousculée par les effets du post-modernisme, la frustration et la timidité qu’il avait fait émerger. Je me rappelle m’être offusquée de la peur de faire de larges théories quitte à ce qu’elles soient remises en cause plus tard par d’autres. Elles avaient le mérite de faire bouger certaines lignes. J’avais l’impression que, si peu fière de son passé, l’anthropologie était devenue frileuse de penser. C’était sûrement un sentiment très présomptueux à la vue de ma très mince culture actuelle.

Puis au cours de l’année, j’ai fait un pas de côté immense. Je me rends compte de l’intérêt de l’enquête et la seule frustration que je ressens aujourd’hui est celle de perdre le cadre dans lequel mon enquête aurait pu évoluer.

Mon propos sur les bergers, bien que fragilisé par ces quelques échanges, ne repose pas sur des faits solides. Je ne peux donc pas me résoudre à en tirer des conclusions. Néanmoins, une nouvelle question émerge : « Dans le métier de berger, la conception de l’environnement dans lequel il évolue, a-t-il plus  ou moins de sens que le fait de prendre soin de son troupeau ? L’imaginaire du berger des villes n’est-il simplement pas conservé dès lors qu’il est en charge de ce groupe ?

 UE5 – Méthodologie de la recherche – TD terrain. Mémoire Semestre 6 – L3 Anthropologie. S.Prigent

 SOMMAIRE

 _INTRODUCTION

– Eléments biographiques

_Première Partie   

   Retour sur affinités méthodologiques          – Le post Post-modernisme, comparaison avec l’architecture

   – La méthodologie angoissée – appui sur Georges Devereux

   – La réflexivité

   Le Langage et l’écriture, positionnement épistémologique

   – l’importance de la parole et du langage

   – Intégration du contexte d’énonciation

   – L’écriture     

 _Deuxième Partie L’enquête – La bergère des villes  

_CONCLUSION  

                                                                                                   Bibliographie

 

J.C. Bailly, 2018, «Le versant animal», Bayard, Paris

A.Caillé, 2000, «Anthropologie du don, le tiers paradigme» Desclée de Brouwer, Paris.

E.Chauvier, 2011, «Anthropologie de l’ordinaire, Une conversion du regard», Anarcharsis, Toulouse.

E.Chauvier, 2006, «Si l’enfant ne réagit pas»,Allia, Paris.

P.Descola, 2005, «Par delà Nature et Culture», Gallimard, Paris.

J.Dewitt, 1993, «La donation première de l’apparence. De l’anti-utilitarisme dans le monde animal selon A.Portmann», Revue du M.A.U.S.S. semestrielle N°1, La Découverte/M.A.U.S.S.

J.P. Digard, 2005, «Les Français et leurs animaux», Hachette, Paris.

C.Fabre-Vassas, 1994, «La bête singulière», Gallimard, Paris.

A.Gauthier, 1990, «La domestication. Et l’homme créa l’animal», Errance, «Le jardin des Espérides», Paris.

E.Goffman, 1987, «Façons de parler», les éditions de minuit, Paris.

M.Meuret, 2010, «Un savoir-faire de Bergers», Quae/Educagri, Paris.

A.Phillips, 2002, « La mort qui fait aimer la vie. Darwin et Freud», Payot, Paris.

J.Porcher, 2011, «Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle», La Découverte, Paris.

Revue planète, «L’homme et l’animal» et «La pensée non humaine», Encyclopédie Planète, Paris.

Conférences :

 Eric Chauvier – Anthropologie de l’ordinaire & Contre Télérama

https://www.youtube.com/watch?v=jAaU4sbNUfY

 Eric Chauvier – «Les Mots sans les choses» d’Éric Chauvier – Conférence à la fondation Ricard

https://www.youtube.com/watch?v=6DzCW_PR5Ys

 

 

[1]   «Si l’enfant ne réagit pas»

[2]   dans «Street Corner society»

[3]   Clifford Geertz

[4]   «De l’angoisse à la méthode dans les science du comportement»

[5]   «l’objectivation particiante»

[6]   «L’étrange étrangeté»

[7]   « de l’ethnographie à l’anthropologie réflexive»

[8]   «la photo volée»

[9]   « la description dense»

[10]   Eric Chauvier conférence « les mots sans les choses »

[11]   « l’objectivation participante »

[12]   « Implication et réflexivité en anthropologie »,

[13]   Michel Foucault

[14]   Erving Goffman, «Façon de parler»

[15]   Clifford Geertz, «la description dense»

[16]   Conférence «les mots sans les choses»

[17]   Emmanuel de Vienne – Conférence « les mots sans les choses » avec Eric Chauvier

[18]   «Façons de parler» E.Goffman

[19]   Ibid.

[20]   Ibid

[21]   ibid

[22]   Eric Chauvier

[23]   Eric Chauvier

[24]   « la description dense », Clifford Geertz