La cathédrale d’Evreux a conservé un ensemble exceptionnel de vitraux montrant de hauts personnages à taille humaine s’agenouillant devant la Madone.
Cette formule est d’autant plus pure ici que la cathédrale est dédiée à Notre Dame, écartant tout problème de cohabitation entre la Madone et le patron de l’édifice. Ainsi, pendant plus de deux siècles, on peut y suivre l’évolution du motif, et constater la remarquable constance des « règles » de placement respectées par les commanditaires.
Les règles concernant les donateurs devant la Madone
La règle principale, pour la Cathédrale d’Evreux comme pour les autres, est que le donateur est placé par rapport à la Madone de manière à être montré priant en direction du choeur : les verrières situées au Nord (numéros impairs) montrent donc le donateur à gauche de la Madone ; et réciproquement pour les verrières situées au Sud (numéros pairs).
Une règle secondaire est que, lorsque des baldaquins sont représentés, celui de la Madone est plus haut que celui des donateurs (et des saints).
Les exceptions à la règle
Les verrières ayant été souvent déplacées ou recomposées à partir d’éléments antérieurs, j’ai utilisé les informations disponibles dans le Corpus Vitreum [1] pour remonter autant que possible à leur emplacement d’origine. Une fois ces rectifications effectuées, il ne reste que trois exceptions : l’une (baie 127) s’explique par une iconographie très particulière. Pour les deux autres autres (baies XXX), je n’ai pas trouvé d’explication à l’anomalie.
Les baies sont présentées, pour le Nord puis pour le Sud, par ordre chronologique,
Les verrières du Sud
Pas d’exception de ce côté : tous les donateurs sont à droite de la Vierge, priant en direction du choeur : d’où cette exceptionnelle série de bénédictions sur la droite qui, à cette époque précoce, ne s’explique que par la topographie des vitraux.
Baies 10, 12 et 14, (Chapelle St Joseph ),1301-10
Marguerite d’Artois
Louis de France, Comte d’Evreux (inscription : LUDO COMES EBR)
Les deux époux entourent la Madone, dans l’ordre inverse de l’ordre héraldique : c’est ici l’ordre liturgique qui règne, la scène se passant à l’intérieur de l’église, comme le montrent les baldaquins (voir 1-3 Couples irréguliers).
Remarquons que, pour éviter une bénédiction sur la droite, l’artiste a représenté l’Enfant entourant le cou de sa mère.
Louis de France est représenté un seconde fois dans la baie 14, offrant la maquette du vitrail.
Baie 212, 1335-41 St Aquilin, Madonne, le chanoine Regnault de Molins, Saint Taurin
La baie présente trois tailles croissantes de baldaquins : pour le donateur, pour les Saints et pour la Madone. Elle a été recomposée en 1953 (remplacement des saints latéraux) mais les deux lancettes centrales (la Vierge et le donateur) sont à leur emplacement d’origine.
Baie 210, 1380-1400, Madone, Charles VI et Saint Denis Baie 209, vers 1390, Madone, St Pierre Pape, Pierre de Navarre comte de Mortain, Saint Denis
Ces deux baies, placées aujourd’hui face à face de part et d’autre de la nef, ont longtemps été considérées comme des sortes de pendants. En fait elles ont été totalement reconstituées à partir de baies de la nef qui se trouvaient toutes côté Sud (la a 210 à partir de la baie 132 (au moins pour Charles VI ; la 209 à partir de la baie 134).
Dans les deux verrières , le baldaquin du donateur est plus bas que ceux de la Vierge et des Saints.
Baie 208 : Assomption de la Vierge Baie 208 détail : Blanche de Navarre
La baie 208 a été recomposée : mais Blanche de Navarre se trouvait auparavant en baie 130 dans le nef, à droite d’une Vierge assise (panneau actuellement en réserve).
Les verrières du Nord
Anomalie inexpliquée (baie 27)
Vierge à l’Enfant au dessus de Saint Martin, Matthieu des Essarts
Baie 27, 1300-10 (chapelle des Saints Evêques, anciennement Saint Claude)
La baie la plus ancienne côté Nord est aussi la seule qui enfreint la règle de positionnement : la Vierge et l’Evêque (représenté deux fois, priant et offrant son vitrail) tournent le dos au choeur. Or cette baie a été recomposée à partir de panneaux provenant des deux chapelles fondées par Matthieu des Essarts, la 25 et la 27 (toutes deux côté Nord), qui fut d’ailleurs inhumé dans la chapelle Saint Claude, dans un enfeu avec un gisant en cuivre aujourd’hui disparu.
L’évêque était probablement positionné au registre inférieur, au niveau de Saint Martin (comme semble l’indiquer le pinacle de la Vierge, le seul à ne pas comporter de tuiles). Mais ses yeux levés montrent bien qu’il reçoit la bénédiction de l’Enfant.
L’inversion complète de la composition est donc inexplicable : est-elle liée à la vocation funéraire d’un des deux chapelles ? Il nous manque trop d’éléments sur la composition originale pour conclure (la présence d’autres saints patrons pourrait peut être expliqué pourquoi l’évêque se trouve placé en position d’humilité).
baie 207, vers 1310 Le chanoine Raoul de Ferrières baie 23, 1325-30 L’évêque Geoffroy du Plessis (ou de Bar)
Dans ces deux baies,parmi les plus anciennes, un ecclésiastique en position de don offre à la Vierge une maquette de sa verrière.
Elles illustrent les règles qui perdureront durant deux bons siècle dans la cathédrale concernant la taille du donateur :
- il se situe sous un baldaquin moins haut que celui de la Vierge ;
- lorsque celle-ci est debout, il arrive à la hauteur des pieds de l’Enfant ;
- lorsqu’elle est assise, il arrive à la hauteur de la tête de l’Enfant ;
Baie 23 complète (chapelle Saint Louis)
La baie 23 est particulièrement intéressante car elle est en fait composée de deux moitiés, montrant chacune le même évêque au dessus d’un chanoine, les deux agenouillés en direction de la Madone ou de Saint Martin. La scène où l’évêque offre le vitrail est à gauche, conformément à la convention du don.
Le commanditaire a préféré une disposition symétrique des deux moitiés : la règle concernant la position du donateur par rapport à la Madone n’est pas obligatoire pour les saints. En revanche celle du baldaquin de taille inférieure s’applique dans les deux cas.
Anomalie explicable par l’iconographie (baie 211)
Baie 211, avant 1320 Blanche d’Avaugour, Madone, Sainte Catherine, Guillaume d’HarcourtL’inscription mentionne que les donateurs sont Guillaume d’Harcourt et Blanche d’Avaugour, sa troisième épouse. La situation est donc la même que pour la baie de Marguerite d’Artois et Louis de France (10 12 14), où le couple se présente également autour de la Madone dans l’ordre liturgique, comme s’il assistait à une messe privée.
C’est sans doute cette convention pour le couple qui explique ici l’anomalie : entre les deux époux, l’Enfant bénit la personne principale, le mari, ce qui impose mécaniquement que la Vierge tourne le dos au choeur de la cathédrale. La logique locale de la chapelle prime sur l’ordre global de la cathédrale.
Anomalie due au déplacement
Baie 125, vers 1320
Cette Vierge avec deux donateurs inconnus n’est pas à sa place originale : elle provient probablement d’une chapelle du déambulatoire.
Baie 201, 1335-40, Annonciation avec l’évêque Geoffroy Faë Baie 200, 1328-33 Madone, Saint Jean-Baptiste, l’Evêque Jean du Pré
Ces deux baies sont très particulières, puisqu’elles marquent la frontière entre la formule du donateur à gauche (baie 201) et celle du donateur à droite (baie 200, qui se se situe sur l’axe central). Dans ces deux baies symétriques, les évêques se sont fait représenter au registre inférieur, cédant leur place aux deux annonciateurs du Christ : l’ange Gabriel (représentant l’Ancien Testament) et Saint Jean-Baptiste (représentant le Nouveau Testament).
A noter que leur taille est toujours humaine (ils occupent deux panneaux en hauteur, ce qui les positionnerait au niveau des pieds de l’Enfant).
La baie 17 fait exception à la règle secondaire, puisque le baldaquin du donateur est de même hauteur que celui de la Vierge (noter que le panneau du haut, pour celle-ci, à été monté à l’envers). Ceci est sans doute dû à la nécessité de caser la banderole de supplication.
Baie 15, Marie, le Christ, Saint Jean Chapelle du Rosaire, 1360-1370, Photographies Jean-Yves CordierLa baie 15, adjacente, ne comporte pas de donateurs, mais est intéressante du point de vue des baldaquins : ils sont strictement identiques à ceux de la baie 17, sauf celui du Christ, échancré en bas pour laisser la place de la croix. On voit que la logique du remplissage maximal prime sur ici le réalisme des tailles : Marie assise, à droite de la baie 17, occupe le même espace que Marie debout juste à côté, à gauche de la baie 15.
Baie 205, Saint Thibaut de Marly, Saint Ubaldo Baldassini Baie 203, Evêque Thibaud de Malestroit
Verrière de Thibaud de Malestroit, 1376-83
L’évêque Thibaud de Malestroit échappe lui-aussi à la règle du baldaquin surbaissé : nécessité de caser la crosse, de même taille que celle de Saint Ubaldo dans la baie 305 adjacente.
Anomalie explicable par l’iconographie (baie 127)
Baie 127, avant 1400 L’Annonciation, Saint Pierre et Pierre Beaublé, archidiacre d’Ouche
Dans la baie 127, il est logique que la présence de Saint Pierre entraîne l’égalité des baldaquins. La Vierge est à droite par rapport à l’Ange, position traditionnelle des Annonciations, ce qui de plus la place correctement côté choeur.
En revanche la position du donateur est triplement atypique :
- il tourne le dos au choeur,
- il enfreint la convention du don (Saint Pierre offre en son nom la verrière à la Vierge) ;
- il se trouve dans le dos de la Vierge, au lieu de suivre l’Ange (ce qui est la solution naturelle dans les Annonciations avec donateur, voir 7 Les donateurs dans l’Annonciation).
La version « rectifiée » montre la raison de cette anomalie : en tendant sa maquette face à Marie, Saint Pierre aurait donné l’impression d‘intervenir dans l’Annonciation ; en la tendant dans son dos, il facilite la lecture en deux scènes logiquement disjointes : l’Annonciation, puis la Présentation du donateur à la Vierge, en position d’humilité.
La baie 129 (immédiatement à gauche de la 127) a probablement été conçue par symétrie avec elle. Elle se compose de deux scènes homologues et orientées comme il faut : deux donateurs, présentés l’un par Sainte Catherine, l’autre par l’Ange de l’Annonciation, sont agenouillés en direction du choeur et de la Vierge à l’Enfant. La seconde scène, en assimilant l’ange gardien à l’Ange Gabriel, permet de fusionner les deux iconographies que la baie 127 se contentait de juxtaposer.
Dans cette baie fort peuplée, les donateurs sont répartis sur deux étages en dessous de la Vierge et de ses compagnes :
- à l’étage supérieur, les deux donateurs Robert de Floques et le comte Pierre de Brézé, le futur roi Louis XI, le pape Eugène IV, face au roi Charles VII ;
- à l’étage inférieur, les épouses des deux donateurs et leur père, trois personnages non identifiés, trois ecclésiastiques face à trois chevaliers non identifiés.
Le pape Eugène IV Le roi Charles VII
Le chanoine Robert Cybole, l’abbé Jean de Rouen, l’évêque Guillaume de Floques Trois chevaliers non identifiés
Fort logiquement, chacun se range sous son supérieur hiérarchique :
- les ecclésiastiques sous le Pape sous la Vierge,
- les chevaliers sous le Roi sous la Sainte.