Il n'y avait pas de place pour les autres autour de Melanía, pour les autres femmes s'entend...
Le lecteur est prévenu. La grand-mère de l'auteur, qui est morte cinq mois avant sa naissance, est Une femme obscure qui fait le vide féminin autour d'elle. Mais elle n'est pas seulement obscure pour cela.
Le souvenir de Melanía est en effet un tissu si troué qu'il lui faut bien l'inventer, à défaut d'autres éléments, à partir des dates nues et des indications lapidaires des registres de la paroisse et de la commune.
Daniel Maggetti fait oeuvre à la fois de romancier et d'historien pour raconter son aïeule fascinante, sixième enfant, née cinq ans et demi après la cinquième, dans une famille vivant dans le dénuement.
Ses deux frères s'en vont: Severino au val Maggia retenu par Clemente, son amant (?), qui lui fait épouser sa fille unique Marta; Matteo en Amérique. A huit ans, elle reste la seule créature vaillante de la famille
Melanía au contraire de ses frères et sœurs, se développe inexplicablement en cette fin du XIXe siècle dans un village du Tessin. Après la mort de sa tante Antonia, c'est elle, à douze ans, qui régente la maison.
Ses deux soeurs, Rosa et Marianna, s'atrophient tandis qu'elle, elle fleurit. En mars 1903, elle tombe enceinte - c'est le cas de le dire - de manière obscure puisque jamais ne sera connu le géniteur d'Agostino.
L'année de naissance de Gustu est tout aussi obscure: il serait né en 1902... L'auteur précise qu'il y eut un certain nombre de bâtards dans la commune après l'ouverture de la route pour l'Italie, entre 1900 et 1910:
Ce qui déroutait, cependant, dans le cas de Melanía, c'est que personne ne l'avait vue coqueter avec quiconque, elle n'était pas du genre à traîner avec les garçons, et en plus ça avait dû se passer vers Noël; à la belle saison, on avait vite fait de renverser une fille à l'orée d'un pré, mais en plein hiver?
Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises en lisant le roman vrai de l'auteur, parce que le destin de Melanía ne sera pas de rester fille-mère indéfiniment. Elle épousera un homme, avec la bénédiction de l'Église.
A trente-cinq ans, elle se marie avec un parent qui en a près de soixante, ce qui est une bonne chose: assistance pour lui, sécurité pour elle, l'infirmité et l'âge de l'époux excluant de facto la procréation...
Sans ce mauvais calcul, l'auteur n'aurait pas vu le jour... et n'aurait pas tenté de retracer, à partir de pas grand chose, au moins une des vies possibles de Melanía, toujours sur le qui-vive car la mièvrerie nous menace
Francis Richard
Une femme obscure, Daniel Maggetti, 128 pages, Zoé (sortie le 5 octobre 2019)