[1] Derek Walcott, " Nord et Sud ", Le royaume du fruit-étoile, Circé, 1993, p. 35. Traduit par Claire Malroux.Les éditions Joca Soria donnent aux lecteurs français à lire un texte cardinal dans l'histoire littéraire des États-Unis, avec ce recueil de Langston Hughes. Hughes, noir, est le poète et l'un des animateurs majeurs de la Renaissance de Harlem, mouvement culturel qui dans les années 1920-1930 cherche à promouvoir autant l'identité et la culture noires. Le titre anglais du recueil ( Fine clothes to the Jew) a suscité la polémique, et l'éditeur de Hughes - Alfred Knopf, juif lui-même - a hésité à l'accepter ; mais c'est que Hughes déjà joue avec les clichés, les cristallisations raciales et qu'ainsi il rapproche deux minorités, deux groupes dominés, dans leur vie quotidienne, entre le Noir condamné à mettre ses " beaux habits " au clou et le Juif usurier qui survit en exploitant une misère qui est aussi la sienne. Hughes décrit cette misère sociale, entre ironie et clichés romantiques, la laideur des villes américaines qui sonne paradoxalement dans un poème beau comme " mes habits au clou ", et cet orteil écrasé comme une infamie sociale :
La disparition silencieuse de la vie
Dans un coin plein de laideur.
J'suis venu chercher des fleurs de magnolia
Mais j'les ai pas trouvées.
J'suis venu chercher des fleurs de magnolia au crépuscule
Et il n'y avait que ce coin
Plein de laideur.
S'cusez-moi, je voulais pas vous écraser l'orteil, madame.
Il devrait y avoir des magnolias
Quelque part dans ce crépuscule.
S'cusez-moi, je voulais pas vous écraser l'orteil.
N'oublions pas que Lindbergh faillit accéder à la présidence des États-Unis en 1940 avec un " programme " raciste et antisémite (il voit dans Hitler un " grand homme ") qui n'avait pas grand-chose à rendre aux fascismes européens. Au moment où paraît Mes beaux habits au clou, en 1927, Hughes a déjà obtenu la reconnaissance littéraire, évidemment ambiguë pour un Noir alors que règne aux États-Unis une ségrégation institutionnelle. Deux voies s'ouvrent pour qui veut comme Hughes célébrer et légitimer la culture noire : la première revient à intégrer la culture classique, à démontrer qu'un Noir aussi peut écrire des chefs d'œuvre. C'est écrire un sonnet. L'autre, que Hughes choisit, à faire de la " grande " littérature avec les moyens mêmes de la culture noire. Hughes refuse les formes trop classiques pour écrire une langue au plus près de son objet, inspirée du blues. La première section du livre s'intitule précisément " Blues ", et son premier livre Weary Blues ( Le blues triste, 1926). Hughes écrit donc en rythmes syncopés, dans un vocabulaire argotique jusque dans les contractions propres à l'américain populaire (outre les verbes que la traduction très justement reproduit, par exemple " at the feet o' Jesus ", " au pied de Jésus ", p. 64). La musique, blues et jazz, est la contribution majeure, ou du moins la plus visible, de la culture noire à la culture américaine comme l'écrit Derek Walcott :
[...] et quand
je ramasse ma monnaie dans une pharmacie provinciale
les doigts de la caissière évitent encore ma main
comme si elle allait roussir la sienne - eh, oui, je suis un singe
l'un de cette tribu de délirants ou mélancoliques primates
qui ont forgé votre musique depuis bien plus de lunes
que dans le tiroir de la caisse toutes les pièces d'argent (1)
Hughes veut donc faire de la littérature avec la musique noire. Il joue ainsi, comme un musicien, un bluesman, sur les deux sens du mot culture ; le premier, disons pour faire vite, connaissance ou l'élévation de l'esprit hérité des Lumières, et le second qui fait de la culture " l'esprit " d'une nation (d'abord allemande contre l'universalisme français, on est au tournant des XVIII e et XIX e siècles comme chez Fichte) puis chez les pionniers des sciences sociales d'un groupe social, national ou non. Hughes revendique donc doublement : d'abord qu'il existe une culture noire, et que cette la création artistique peut faire justement fond sur cette culture pour une poésie " savante " ET noire, parce que la poésie de Hughes est savante comme lui qui a étudié dans les plus grandes universités américaines (Columbia), et les Noirs n'étaient pas alors nombreux dans les grandes universités américaines. En ce sens, Hughes tente aussi de répondre à l'une des questions fondamentales du " modernisme " littéraire, celle de la communauté et de l'inaccessibilité, comme Eliot, comme Pound : à qui parler, et pour qui ? Au-delà du jalon décisif qu'il plante dans l'histoire des cultures noires, de la culture américaine, il y a chez Hughes une vraie virtuosité à saisir dans son vers les rythmes du blues, qui sont les rythmes mêmes de la vie.
Sébastien Dubois
Langston Hughes, Mes beaux habits au clou, Joca Seria, 2019, 155 pages, 13,5€. Traduit de l'anglais (États-Unis) et postfacé par Frédéric Sylvanise.
On peut lire un extrait ci-dessous et d'autres, parus dans le cadre de l'anthologie permanente de Poezibao, en mai 2019, en cliquant sur ce lien.
Extrait :
Une fille noire
J'ai toujours été une fille qui bosse.
Avec Alfred j'ai été aimable.
J'lui ai pas tranché l'cou au rasoir,
J'ai jamais été désagréable.
Pourtant on dirait toujours
Qu'les hommes font rien que m'plumer
Après i' vont trouver une fille claire
Et i' m'laissent tomber.
J'ai bien habillé Alfred Johnson.
J'lui ai acheté de beaux effets,
Et dès qu'i' sort du bastringue
C'est d'vant ma porte qu'i' pointe son nez.
Pourtant j'ai jamais été mauvaise.
J'y peux rien si j'suis noire.
J'déteste ces filles au teint clair
Et mon Albert j'veux l'revoir.
Mon doux et gentil p'tit gars brun d'peau
Oh, mon Dieu, j'veux l'revoir.