Le peintre maniériste Spranger a peint a peu près tous les couples de divinités possibles pour le cabinet des Merveilles de l’empereur Rodolphe II, bien connu pour ses goûts éclectiques (curiosités de la Nature, mythologie, alchimie, érotisme).
Parmi tous ces tableaux, quelques-uns, sur la période 1580 – 1590, semblent constituer des pendants. Aucun n’est attesté par des textes : mais ces appariements effectués d’après le sujet, le format et le style, sont considérés comme très probables par les spécialistes.
J’étudie ici cinq de ces probables pendants du point de vue de leur logique interne, qui confirme largement leur appariement : ces interprétations et les noms que je leur ai donnés sont entièrement de mon cru.
Le pendant du « Funeste Désir »
Hermaphrodite et Salmacis (110 x 81 cm) Glaucus et Scylla (110 x 81 cm)
Spranger, 1580-82, Kusthistorisches Museum, Vienne
En première intention, ce pendant a pour but de mettre en balance la plastique féminine vue de dos et vue de face. Mais cette charge érotique se double d’une titillation intellectuelle, car les deux tableaux sont également intéressants par ce qu’ils ne montrent pas.
Hermaphrodite et Salmacis
Le sujet est tiré des Métamorphoses d’Ovide (4:293-382). La Naïade Salmacis convoite jeune le jeune berger Hermaphrodite. Spranger a eu l’idée de lui donner la posture sensuelle du Tireur d’épine qui se tient le pied gauche dans la droite, tout en restant parfaitement fidèle au texte :
« L’enfant, avec toute l’ingénuité de son âge, persuadé qu’aucun œil ne l’observe en ces lieux solitaires, va et revient sur le gazon, plonge dans l’onde riante la plante de ses pieds, et les baigne jusqu’au talon. Bientôt, saisi par la douce tiédeur des eaux, il dépouille les voiles légers qui couvrent ses membres délicats. Salmacis tombe en extase ; la vue de tant de charmes allume dans son âme de brûlants désirs. »
Sprangler nous montre la Naïade dans ce dernier instant de pur désir, alors qu’elle enlève ses vêtements pour aller se jeter dans le courant. Il en profite pour poursuivre son invention graphique dans un effet d’écho : la Naïde, pour délacer sa sandale se tient elle-aussi le pied gauche dans la main droite : illustration avant la lettre du désir mimétique !
Sa coiffure serpentine, symbole de sa nature prédatrice, illustre directement la métaphore qui est au coeur du texte :
« Il lutte en vain pour se dérober à ses caresses ; elle l’enchaîne comme le serpent qui, emporté vers les cieux dans les serres du roi des oiseaux, embarrasse de ses anneaux et la tête et les pieds de son ennemi, qu’on dirait suspendu dans les airs, et replie sa queue autour de ses ailes étendues ; tel on voit le lierre s’entrelacer au tronc des grands arbres ; tel encore le polype saisit la proie qu’il a surprise au fond des eaux, et déploie ses mille bras pour l’envelopper. »
C’est alors que la Métaphore devient Métamorphose :
« Ainsi la Nymphe et le berger, étroitement unis par leurs embrassements, ne sont plus deux corps distincts : sous une double forme, ils ne sont ni homme ni femme : ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. »
Désespéré, Hermaphrodite implore alors les Dieux de transformer ces eaux en bain dévirilisant :
» Que tout homme, après s’être baigné dans ces ondes, n’ait, quand il en sortira, que la moitié de son sexe : puissent-elles, en le touchant, détruire soudain sa vigueur ! »
Le pinceau de Spranger traduit avec audace les aspects transgressifs de l’histoire : le voyeurisme et le désir de possession chez la femme, la perte de la virilité chez l’homme.
Glaucus et Scylla
L’histoire, tirée elle-aussi, des Métamorphoses d’Ovide (13:898-968 et 14:1-74), se compose de deux épisodes successifs :
Glaucus amoureux de Scylla, p 160 Scylla transformée en monstre, p 161
La Métamorphose d’Ovide figurée, Bernard Salomon, 1557, Lyon, Gallica
- le pécheur Glaucus a été transformé en une divinité marine à l’aspect peu attirant : « je vis cette barbe verdâtre, cette longue chevelure qui traîne au loin sur la mer, ces larges épaules, et mes jambes couvertes d’écailles et de nageoires ». Il tombe amoureux de la nymphe Scylla, qui le dédaigne et s’enfuit ;
- Glaucus va demander l’aide de la magicienne Circé ; peu regardante sur les monstres, celle-ci tombe amoureuse de Glaucus : jalouse de Scylla, elle empoisonne la mer dans laquelle la nymphe se baigne, et celle-ci se transforme elle aussi en un terrible monstre marin.
En somme l’histoire est celle de deux désirs contrariés (d’un monstre pour une femme et d’une autre femme pour le même monstre) et de deux transformations : l’une étant la cause, et l’autre la conséquence de ce désir inassouvi.
Spranger illustre le premier épisode : en réponse au plaidoyer du vieux monstre, Scylla contre-argumente, remonte sa robe et se protège derrière un rocher, prête à fuir. La queue bestiale placée entre les deux matérialise clairement l’objet de leur controverse.
La logique du pendant
Hermaphrodite et Salmacis (110 x 81 cm) Glaucus et Scylla (110 x 81 cm)
Un spectateur naïf appréciera le pendant pour ses fortes symétries :
- scène terrestre, scène maritime ;
- femme vue de dos qui se déshabille et s’avance, femme vue de face qui se rhabille et recule ;
- beauté du jeune humain, laideur du vieux dieu.
Un lecteur d’Ovide appréciera d’autres subtilités :
- l’effet de suspens : les deux toiles se situent juste avant la Métamorphose tragique ;
- les effets d’annonce de cette catastrophe :
- gestes homologues d’Hermaphrodite et Salmacis annonçant leur fusion ;
- aspect repoussant de Glaucus annonçant la future image de Scylla.
Il relèvera également le trope commun de l’Eau empoisonnée.
Enfin, il comprendra que le premier tableau constitue le complément déguisé du second : Salmacis désirant le jeune homme assis au milieu de l’eau, c’est aussi Circé désirant son monstre marin.
Hercules, Dejanire et le centaure Nessus (110 x 81 cm)
Spranger, 1580-82, Kusthistorisches Museum, Vienne
Illustrant elle-aussi un épisode des Métamorphoses d’Ovide (9:33-103), cette toile du même format et de la même période que les deux précédentes pourrait très bien former série avec elles, ou bien avoir eu en pendant un quatrième tableau disparu : mais sa composition, fort complexe, en fait une oeuvre qui se suffit à elle-même. Elle mérite un arrêt, car elle illustre les procédés très particuliers de Spranger, qui font toute la séduction de son style.
L’art de condenser une histoire
Arrivant devant un fleuve en crue, Hercule confie son épouse Déjanire au centaure Nessus, pour qu’il la fasse traverser. Quant à lui, il jette sur l’autre rive son bâton et son arc (que Spranger a peints au premier plan à droite) et traverse à la nage le fleuve (que Spranger se contente de suggérer par ce détail) : premier exploit d’Hercule.
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Hercule et Dejanire
Pollaiuolo, 1475-80, Yale University Art Gallery
Mais Nessus en profite pour tenter d’enlever et de violer Déjanire : première trahison de Nessus. Hercule l’abat en plein galop d’une flèche dans le dos, à travers le fleuve sans toucher son épouse : second exploit (Spranger met en évidence le carquois dans le dos d’Hercule). Cependant, Nessus pour se venger ment à Déjanire en lui faisant croire que « sa tunique teinte d’un sang fumant encore » est un « don précieux pour rallumer l’amour de son époux » : seconde trahison.
L’art de suggérer la suite
Bien plus tard, craignant une infidélité d’Hercule, Déjanire décide « d’envoyer à son époux la tunique baignée du sang de Nessus, et destinée à un amour expirant, sans savoir que ce tissu doit être la cause de tant de deuil. » En la plaçant sur ses épaules, Hercule s’embrase, bat la campagne dans des souffrances atroces, et finit par se construire un bûcher, « couvrant de la dépouille du lion de Némée cet amas des arbres de la forêt ».
Spranger oppose le manteau rouge de Nessus, inoffensif tant qu’il se trouve sur la peau de Déjanire, et la peau du lion de Némée, qu’Hercule ne quittera que pour mourir.
Le mélange de sérieux et d’humour
Cupidon tenant son petit arc fait la gueule, comme jaloux des talents d’archer d’Hercule. Il est clairement dans le camp de Nessus, et fait de la main droite le signe du cocu, rappelant que le centaure a dupé par deux fois le héros.
La métaphore visuelle
En plaçant Déjanire à cheval sur la cuisse d’Hercule, Spranger substitue au centaure mort, dont on ne voit que le torse, une sorte de centaure visuel, fait des deux époux enlacés.
Le pendant de « la Force et la Faiblesse de Vénus »
Vénus et Mercure (110 x 72 cm)
Vénus et Mars avertis par Mercure (108 x 80 cm)
Spranger, vers 1585, Kusthistorisches Museum, Wien
Toujours du même format et de la même époque, ces deux tableaux constituent vraisemblablement des pendants.
Vénus et Mercure
Vénus donne à Mercure une couronne de laurier. L’Amour aux pieds de l’un grimpe sur un tronc d’arbre, tandis que celui aux pieds de l’autre éteint une torche en y versant de l’eau. Ce geste est celui de l’Amour oublieux (Amor Laetheus) [1] :
qui guérit les coeurs malades, en plongeant sa torche ardente dans les eaux glacées du Léthé.
Ovide, Remèdes à l’Amour
qui pectora sanat, Inque suas gelidam lampadas addit aquam.
L’interprétation noble de cette allégorie est que Vénus remercie Mercure (par la couronne de lauriers) car l’éloquence fortifie l’amour, tandis que le silence l’étouffe.([2], p 111)
Mais il y aussi dans cette opposition entre le flambeau piteux et le tronc vigoureux, un sous-entendu sexuel quant au pouvoir de Vénus : je t’éteins et je te redresse.
Vénus et Mars avertis par Mercure (SCOOP !)
Vénus trompe son mari Vulcain avec Mars. Mais dans l’histoire racontée par Homère (Odyssée, chant VIII, 5), Mercure ne les avertit pas : et Vulcain capture les amants coupables dans un filet, où ils sont la risée des Dieux.
Il faut décrypter les gestes extrêmement précieux pour comprendre l’intention complexe de Spranger : Mars, conscient du danger, essaie de repousser délicatement Vénus pour remettre son manteau vert ; mais celle-ci l’en empêche de son bras gauche tendu en arrière, tandis que de l’autre elle le retient par la cuisse. Le petit amour dormant sur son oreiller, en bas à droite, exprime le refus de se réveiller.
On reconnait ici le talent de Spranger pour le suspens et la métaphore visuelle : le manteau vert évoque à la fois la pudeur de Mars, qu’il veut sauvegarder, et le filet de Vulcain, qui va l’exposer aux yeux de tous.
La logique du pendant
La logique apparente est un éloge de Mercure : son éloquence et sa prudence au service des amoureux.
Le second niveau de lecture, grivois, est un hommage à Vénus : son pouvoir de ragaillardir ce qu’elle épuise, et son incapacité de s’arrêter.
Le pendant des dangers et des bienfaits de l’amour
Hercule et Omphale (24 x 18 cm) Vulcain et Maia (23 x 18 cm)
Spranger, vers 1585, Kusthistorisches Museum Wien
Ces deux tableaux sur cuivre sont des pendants avérés (seul celui de gauche est signé). Vu leur petit taille et leur caractère précieux, Ils étaient destinés sans doute à être conservés dans un cabinet privé, et non accrochés au mur comme les autres couples mythologiques de Spranger.
Hercule et Omphale
Le tableau peut apparaître comme une ekphrasis d’un texte de Lucien de Samoasate :
«Tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, tenait la massue, Héraclès, habillé en femme, vêtu d’une robe de pourpre, travaillait à des ouvrages de laine, et souffrait qu’Omphale lui donnât quelquefois de petits soufflets avec sa pantoufle » Lucien de Samosate, Comment il faut écrire l’histoire, X.
Hercule avait été condamné à devenir le serviteur d’Omphale, reine de Lydie. Spranger imagine qu’elle menace de le frapper, non avec une pantoufle avec son propre bâton, pour qu’il porte une robe, des bijoux et file sa quenouille. Hercule en rose et la Reine phallique forment une image très érotique de domination et de féminisation, mais aussi très humoristique : le héros embagouzé porte un casque de parodie, par défaut c’est son pied qui s’insinue entre les jambes…
…et on reconnait sous le rideau le signe du cocu, proféré ici par une vieille femme.
Esquisse pour Hercule et Omphale esquisse
Spranger, vers 1585, Musée des Offices, Florence
Hercule et Omphale, gravure de Eisenhoit d’après Spranger, 1590
Assez logiquement, la gravure correspondante s’inspire d’un dessin préparatoire et non du tableau (qui devait être déjà dans les collections de Rodolphe II). Le texte de la gravure en explique la moralité :
Apprenez ô mortels qu’il y a des poisons dans l’amour
Celui que Mars n’a pas pu vaincre est vaincu par l’amour
Discite mortales sint in amore Venena
Mars quem non vincere poterit vincit amor
A noter que dans le tableau, Spranger a accru la charge érotique :
- le regard des deux amants est dirigé vers le spectateur (qui se trouve ainsi impliqué dans leurs jeux scandaleux) ;
- le bâton et la quenouille ne se touchent pas, à l’image du corps virilisé de la maîtresse et du corps féminisé de l’esclave.
Hercule et Omphale
Gravure de Sadeler d’après Spranger, vers 1600, MET
Cette version plus tardive surenchérit sur l’aspect « humiliation » de la scène :
- ajout de deux spectatrices dans le dos d’Hercule,
- quasi-disparition du bâton, remplacée par des ciseaux castrateurs au premier plan ;
- travestissement d’Omphale en lionne.
Celui-là n’est plus Hercule, tant une femme aimée a de pouvoir. nec ipse est Alcides, tantum foemina cara postest
En outre, le vieille ne fait simplement le signe du cocu, mais celui encore plus infamant de la figue (voir - Faire la figue).
Vulcain et Maïa
Autant le couple Hercule/Omphale est facile à identifier, autant le sujet de l’autre tableau est cryptique et inhabituel : Vulcain n’a pour attribut que son marteau, posé en bas à droite sur le casque qu’il a forgé pour Mars. Et sa partenaire a les attributs de Cérès (la couronne d’épis de blé et la corne d’abondance), alors que le titre choisi par Spranger la désigne comme une autre déesse de la fertilité, Maia, connue uniquement dans la mythologie romaine pour avoir été l’épouse de Vulcain (dans la mythologie grecque, comme on sait, Vulcain était marié avec Vénus).
Le couple que forme l’homme puissant et l’adolescente au corps sinueux n’est pas tourné en ridicule, mais au contraire magnifié par des gestes de tendresse : les gros doigts de Vulcain lui permettent de caresser simultanément le sein et le menton, tandis que l’autre main étreint tendrement celle de son amoureuse, comme pour la retenir encore un instant dans le lit. Nous sommes le matin après l’amour, comme le stipulent les draps froissés et le pot de chambre sous le lit.
Mars et Vénus
Gravure de Golzius d’après Spranger, 1588
Ces amours sont aussi torrides que ceux de Mars et de Vénus, à en juger par le même accessoire qui figure à la même place dans cette gravure, à l’opposé de l’apparition solaire d’Apollon sur son char :
Les deux sont couchés nus : ainsi rien n’est secret, la nuit noire ne couvre rien que le jour ne trahisse et révèle.
Nudus uterque iacet: nil sic celatur, et atra
Nox operit, prodat quin, reseretque dies’
Le pot de chambre de Vénus et Mars, en pendant au char d’Apollon, a bien sûr une valeur humoristique : image même de l’intimité qu’il ne faudrait pas révéler.
Dans le cas du couple légitime Vulcain-Maia, il fait un contrepoint ironique au casque de Mars. L’objet posé sur la table n’a pas été identifié clairement : sans doute s’agit-il du fourreau ou du carquois abandonné par le dieu de la Guerre.
L’impression générale est celle d’une réhabilitation plaisante de Vulcain en amant expérimenté, qui remplace avantageusement Mars (de même que la toute jeune Maïa supplante agréablement Vénus) : son pied-bot est masqué par la couverture, ses grosses mains de forgeron sont pleines de délicatesse, et sa virilité est manifeste : un concombre phallique surplombe la corne d’abondance, tout comme le marteau vulcanien surmonte le casque martial.
La logique du pendant
Hercule et Omphale (24 x 18 cm) Vulcain et Maia (23 x 18 cm)
Plastiquement, comme dans le pendant du « Funeste Désir », Spranger se plait à montrer le recto et le verso de l’anatomie féminine. Il oppose aussi les décors : lieu public et lieu intime, tout en maintenant l’unité par le motif du rideau soulevé par un Amour.
Tandis que les corps invertis d’Hercule et d’Omphale sont séparés par les symboles de leur sexualité dévoyée (la quenouille et le bâton), les corps sublimés de Vulcain et de Maia sont poussés l’un contre l’autre par les symboles de leur sexualité efficace (les draps froissés, la corne d’abondance, voire même – plus obscènement – le pot de chambre rempli).
En première lecture, le pendant oppose donc les dangers de l’amour malsain et les bienfaits de l’amour conjugal, impuissance contre fécondité.
Les commentateurs ont tendance à trouver de l’alchimie partout dans les tableaux de Spranger, du fait de l’intérêt bien connu de Rodolphe II pour cette science. Mais nulle part une lecture alchimique n’est aussi justifiée qu’ici :
- la virilisation du féminin et la féminisation du masculin est une manière d’illustrer la transformation mutuelle entre contraires (volatiliser le fixe, fixer le volatil) qui est au coeur de ses processus ;
- Vulcain le forgeron est une figure classique de l’Alchimiste ; ici Spranger lui associe la jeune Maia, avec sa corne d’abondance, pour symboliser l’objet de son désir : la Pierre Philosophale, qui produit l’Abondance et régénère les vieillards.
Le pendant d’Ulysse libéré
Ulysse et Circé (108 x 72 cm) Ulysse quittant Circé (110 x 73 cm)
Spranger, 1586-87, Kusthistorisches Museum Wien
Ulysse et Circé
Circé la magicienne a transformé en animaux les compagnons d’Ulysse : renard, sanglier, boeuf,étalon et lion environnent, dans la pénombre, le couple aux riches couleurs. Queue, défense, cornes, dents, langue : autant de caractères bestiaux qui s’opposent aux étoffes et aux parures dorées, face sauvage de l’amour complétant sa face chatoyante.
De même qu’Ulysse qu’Ulysse tient d’une main son bâton de voyage et de l’autre flatte un de ses compagnons transformé en lion, de même Circé brandit d’une main sa baguette magique et de l’autre, cachée, enlace celui dont elle est amoureuse : ainsi la logique de l’image dit qu’Ulysse est un fauve domestiqué.
Ulysse quittant Circé
Situation renversée dans le second tableau. Circé est en complet déséquilibre : de ses deux mains et d’un pied, elle touche, sans les utiliser, les attributs de sa puissance, les grimoires et la boîte à philtres. De sa main gauche, Hercule repousse gentiment la jambe qu’elle a passé sur la sienne ; tandis que sa main droite s’élève, vide, prouvant sa détermination.
« Et moi, étant monté dans le lit splendide de Kirkè, je saisis ses genoux en la suppliant, et la Déesse entendit ma voix. Et je lui dis ces paroles ailées :
— Ô Kirkè, tiens la promesse que tu m’as faite de me renvoyer dans ma demeure, car mon âme me pousse, et mes compagnons affligent mon cher cœur et gémissent autour de moi, quand tu n’es pas là. »Odyssée, livre X, traduction Leconte de Lisle
La statue dorée de Diane ou d’Hécate, montrant d’un main un croissant et une étoile, et cachant dans l’autre main un serpent au dessus d’un vase empoisonné, dit toute l’impuissance de la magicienne, réduite à cette effigie.
La logique du pendant
Ulysse et Circé (108 x 72 cm) Ulysse quittant Circé (110 x 73 cm)
A la dialectique habituelle femme vue de face / femme vue de dos, Spranger ajoute celle de l’habillé et du déshabillé. La situation est résumée par la rhétorique paradoxale des jambes, qui traduit le côté maléfique de cette emprise :
- lorsqu’Ulysse est prisonnier, c’est lui qui enserre de sa jambe celle de Circé : en apparence il la domine, mais en vérité c’est elle qui le tient, par le bras que nous ne voyons pas ;
- lorsqu’Ulysse se libère, c’est la jambe de Circé qui est passée sur la sienne pour tenter de le retenir : et tous les membres de la magicienne sont visibles, montrant que ses trucs sont dévoilés.
Le fait que la physionomie d’Ulysse soit aussi ostensiblement différente dans les deux pendants laisse soupçonner une autre signification, personnelle ou politique, qui nous est aujourd’hui inaccessible : Ulysse libéré, ce jeune homme à peine moustachu, coiffé d’un casque léonin, pourrait être une représentation idéalisé du jeune Rodolphe II échappant aux griffes d’une femme, ou de La femme (beaucoup de rumeurs ont couru sur la sexualité de Rodolphe, qui ne s’est jamais marié mais a eu plusieurs favorites, et semble-t-il favoris).
Le pendant « Venus friget »
Ce pendant illustre une épigramme de Térence :
Sans Cérès et Bacchus Vénus a froid
Sine Cerere et Baccho friget Venus
qui signifie en clair que sans nourriture ni boisson, pas de sexe.
Vénus, Cérès et Bacchus, Landesmuseum Joanneum, Graz (161 x 116 cm)
Vénus quittée par Cérès et Bacchus , Kusthistorisches Museum Wien, (161 x 100 cm)
Spranger, vers 1590
Côté « avec », Cérès en robe longue et Bacchus vêtu d’une peau de bouc s’approchent de Vénus assise, chacun portant d’une main son outil (serpe et cruche), de l’autre sa matière première (fruit et grappe). Le couple de colombes en dessous de Vénus signale que l’amour fonctionne bien. On devine derrière Bacchus un Cupidon peu visible.
Côté « sans », Bacchus et Cérès s’éloignent main dans la main, ne tenant plus que la grappe et la serpe. La nudité complète de l’un et la jupe relevée de l’autre ironisent sur la situation de Vénus qui, à l’arrière-plan, fait du feu. Cupidon transi a posé son arc par terre pour pouvoir de réchauffer les mains.
Conçu dans un esprit décoratif et plaisant, ce pendant n’a pour ambition que de mettre en scène une épigramme à la mode [3], dans une classique opposition entre l’Eté et l’Hiver.
Sine Cerere et Baccho friget Venus
Gravure de Muller d’après Spranger, vers 1590
Dans la gravure tirée du second tableau, les détails sont plus lisibles. On notera que la lumière vient ici de l’avant (Bacchus et Cérès vont vers le soleil) tandis q’elle venait de la gauche dans les deux pendants, afin d’en assurer l’unité.