(Les Disputaisons) La critique en poésie, Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé
Mon oncle m'a alors reproché de traiter la littérature comme une course en sac, ajoutant qu'il fallait se montrer humble devant toute œuvre valable.

4 S. Mallarmé, 5 "Mes idées s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté. Elles y circulent sourdement; [...] et au milieu de toute cette émotion je ne vois rien nettement; je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j'attende. Insensiblement [...] chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse agitation.", 6 Pierre. Bayard, 10 Iouri Lotman, Visitant une exposition consacrée à Matisse, voici quelques années, j'étais tombé en arrêt devant une toile d'un cubisme singulier dont l'élégance des rapports de couleur me fascinait. Il s'agissait du portrait de la fille de l'artiste en blouse rayée intitulé Tête blanche et rose. Selon la notice, la radiographie de ce tableau peint en 1914 révélait un état antérieur d'allure plutôt naturaliste. Comment Matisse avait-il pu changer si radicalement de style ? L'explication en fut livrée depuis par sa fille. S'interrompant soudain et se tournant vers elle, il lui demanda : " Cette toile veut m'emmener ailleurs : te sens-tu à la hauteur ? 2 " Ce qui m'impressionne ici, c'est qu'un tel artiste sache que son intention ne décide pas seule : il a appris l'écoute de la toile en son exigence d'inconnu, qui s'adresse d'ailleurs autant à son modèle qu'à lui. Ce que veut la toile peut donc se défendre contre l'intention initiale de l'artiste jusqu'à l'effacer - expérience d'ailleurs familière à un Braque affirmant que : " le tableau est fini quand il a effacé l'idée 3 " ou à un Mallarmé écrivant que " l'œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui cède l'initiative aux mots4 ", ou encore à Rousseau comparant son esprit en gésine d'écriture au long chaos des machines de l'opéra 5. Mutatis, mutandis, je soutiendrai que la leçon de ces artistes doit a fortiori valoir pour ceux qui font métier d'interpréter leurs œuvres.
Mais à cet égard se présente un risque majeur, ainsi formulé par le poète Adonis :
" La poésie de nos jours, s'expose à un danger qui ne vient pas d'elle mais de la parole qui s'y réfère. Elle est offusquée par cette parole. Le lecteur ne lit plus le poème, il lit le poète, ses références, ses inclinations. Il lit ce qu'on lui déclare du poète et de la poésie. Le poète est devenu pour le critique un moyen d'affirmer ses options, d'exposer ses théories, non de donner accès au poème en tant que tel. Il s'agit là d'une critique qui déchiffre la poésie par le truchement du monde. La véritable critique est tout le contraire, elle dévoile le monde à travers la poésie. Elle accède aux énergies de la langue elle-même sans autre instrument que la seule poésie. " ( Six notes du côté du vent. Note 4).
C'est ainsi qu'aujourd'hui, par une sorte de présentisme caractéristique de notre époque selon François Hartog, tel critique prétend ironiquement " améliorer " pour aujourd'hui des œuvres du passé qu'il juge " ratées " 6, tandis que tel autre souhaite très sérieusement les " actualiser " afin de nous les rendre utiles 7. Cette présomption est caractéristique d'un esprit contemporain tendant à effacer toute distinction entre l'art et ce qui n'est pas lui, et à en prendre à son aise sans vergogne, au risque de le tuer, avec ce qui fut, dès son advenue pariétale - et comme par définition -, la seule ressource authentiquement efficace découverte par les êtres humains pour transcender les temps. Ce que rappelait Bernard Noël, dans un libelle à l'eau forte intitulé À bas l'utile :
" Vouloir que les œuvres considérées par la tradition comme " œuvres de l'esprit " circulent comme de l'information est une entreprise de faussaire, mais témoigne plus gravement de la volonté de détruire leur nature. [...] L'immatériel est l'envers du spirituel comme l'information est l'envers de l'œuvre de l'esprit : leur utilité les épuise alors que l'inutilité des œuvres sans cesse en recharge le sens ? 8 "
" Ceux qui ne peuvent plus recevoir n'ont jamais cessé de donner ", écrit le poète Tomas Tranströmer 9. Matisse et Tranströmer sont morts, ils ne peuvent plus rien recevoir de nous ; mais ils ont laissé des œuvres capables d'émouvoir toute vie humaine qui vient à leur rencontre. Ces œuvres sont inépuisables car tout, du moindre détail jusqu'aux rapports les plus manifestes, y forme un jeu d'interactions infinies rivalisant en complexité avec la structure de la matière, et créant, au sein de la langue commune, un code spécifique appelé à en devenir l'avenir et la mémoire (je suis ici l'enseignement de Iouri Lotman10). Ce que W. Benjamin écrivait, dans Le Narrateur, du récit bâti pour durer, ressemblant " à ces grains de semence enfermés pendant des milliers d'années, à l'abri de l'air dans les caveaux des pyramides, qui ont conservé jusqu'à ce jour leur pouvoir germinatif 11 ", vaut a fortiori pour le poème : qui a appris à en savoir par cœur sait bien quelle énergie ils procurent au fil des aléas de l'existence, et quel besoin nous point de réapprendre ceux qui s'oblitèrent, en nous appuyant sur les multiples points de repères qu'ils nous offrent pour les reconstruire mentalement, tellement tout s'y articule par nécessité d'art. Une nécessité spécifiquement propre aux œuvres, une fois qu'elle se sont détachées de leurs auteurs, pour entrer dans une temporalité de transmission qui leur est propre et dont nous ne savons, à vrai dire, pas grand-chose, sinon peut-être en l'interrogeant avec l'humour d'un De Quincey:
" Que penses-tu, belle lectrice, d'un problème comme celui-ci : écrire un livre qui aurait un sens pour notre propre génération, qui n'en aurait plus pour la suivante, qui retrouverait son sens pour la troisième et qui le reperdrait pour la quatrième, et ainsi de suite... 11 "
Parmi toutes sortes de facteurs, ce processus inclut certainement aussi le travail de la critique, à condition que nous essayions d'y jouer un rôle de passeurs et surtout pas celui d'arrogants manipulateurs. Sans oublier jamais que cette transmission s'opère de toute façon spontanément dans la création artistique et littéraire, par assimilation et invention d'artiste à artiste. Elle s'y fait avec des fortunes diverses, mais elle s'y fera tant qu'il y aura des créateurs pour rechercher " cet excellent vrai toujours manqué " dont parle Marivaux à propos du sublime 13.
Mais si Roberto Juarroz a raison de penser que " l'unique manière de recevoir une création est de la créer à nouveau 14 ", que reste-t-il donc en partage à qui n'est ni poète, ni romancier, ni dramaturge, mais dont la vocation et le métier attestent, au moins pour lui/elle-même, l'amour de cette création ? Eh bien il nous reste à faire notre métier tel que l'entendait Peter Szondi, c'est-à-dire écrire avec les œuvres :
" Si je renonce à l'histoire du genre littéraire, c'est pour des raisons générales aussi bien que spécifiques, propres au drame poétique. Telle qu'elle a été pratiquée et qu'elle est enseignée, il y a trente ans encore, cette histoire ne peut plus s'écrire aujourd'hui. Non pas parce que - comme on le dit souvent - la critique littéraire s'est engouée des méthodes du New Criticism et de la Stilkritik qui font abstraction de l'histoire, mais plutôt parce que l'interprétation d'une œuvre littéraire, c'est-à-dire l'acte qui consiste à se transporter en elle, suppose une certaine conception de la poésie, une idée de ce qu'est la littérature. Or cette idée de la littérature ne permet pas d'écrire, comme on l'a fait jusqu'à présent, sur les œuvres - elle exige que l'on écrive avec elles, en reproduisant par l'intelligence et par la compréhension le processus de leur création. 15 "
Ici je me trouve en accord avec la conclusion de Siegfried Plümper-Hüttenbrink, en émettant néanmoins une réserve sur la notion de " mime ", qui me paraît minimiser le travail d'élucidation, et donc de transmission du " faire " de l'œuvre étudiée. Une élucidation pénétrant, dans l'idéal, aussi loin que possible dans la composition de l'œuvre en toutes ses parties, analyse dont la synthèse, toujours provisoire, participe, pourvu qu'elle se laisse lire, de la transmission dont nous parlons. On préfère ainsi la poétique - la façon d'opérer dans la langue - à l'herméneutique, afin que les interprétations qui pourront finalement en résulter s'appuient, avec toute la précision désirable, sur la littérarité des textes aux multiples niveaux compositionnels où elle s'exprime. C'est dans ce dialogue exigeant, et lui seul, que peut s'effectuer la transaction entre ce que nous cherchons sur le mode analytique et ce qui, dans telle création, spontanément nous séduit " universellement et sans concept ", pour le dire avec Kant16. Telle est en tout cas la voie que je m'efforce de suivre sans prétendre mieux que d'essayer 17.
Quant à ce qui ne nous séduit guère d'emblée, voire nous repousse, essayons d'abord de comprendre ce qui nous arrive-là, nous cherchant peut-être là même où ça résiste, ne ménageons pas nos efforts pour que cela s'ouvre à nous (cela peut parfois prendre toute une vie), et si nous n'y parvenons pas, espérons que d'autres y parviendront ; enfin, si nous vient la tentation de faire écrit de cette rencontre ratée, abandonnons en le fruit douteux à la critique rongeuse des souris.

Jean-Nicolas Clamanges
---------------------1 J. Harrison, The Beast God Forgot to Invent (1999), trad. Brice Matthieussent, in Jim Harrison, 2 Jack Flam, Matisse, The Man and his Art, 1869-1918, Londres, Thames and Hudson, Ltd, 1986, pp. 402-403. 3 Cahiers de George Braque, Maeght éditeur, 1994, p. 88. Crise de vers, OC., Gallimard, Pléiade, 1961, p. 366. Les Confessions, OC. Pléiade I, 1959, p.114-115. Comment améliorer les œuvres ratées? éd de Minuit, 2000. Cf. Bram van Velde: "Je pars sur la toile, et progressivement, c'est elle qui impose sa solution. Mais une solution difficile à trouver." 7 Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser, éd. Amsterdam, 2007. 8 Bernard Noël, À bas l'utile, Publie.net, 2010, p.8. 9 Tomas Tranströmer, "Palimpseste", in Baltiques (1954-2004), Poésie/Gallimard, 2011, p. 263. La structure du texte artistique, Gallimard, 1975, pp. 299-309. In Charles Juliet, 11 Th. de Quincey, Les confessions d'un mangeur d'opium anglais, trad. Pierre Leyris, Gallimard, 1990, p. 211. 12 W. Benjamin, Le Narrateur, in 13 Marivaux, Pensées sur différents sujets, in 14 R. Juarroz, Poésie et Réalité, trad. J. Cl. Masson, Lettres vives, 1995, p. 14. 15 P. Szondi, Poésies et poétiques de la modernité, ch. V (trad. Mayotte Bollack), P. U. Lille, 1981, p. 73. 16 "Est beau ce qui plaît universellement sans concept." E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), I, §9, trad. A. Renaut, GF, 1995, p. 398. 17 Comme c'est à l'ouvrage qu'on connaît l'artisan, je me permets de renvoyer, outre deux notes récentes dans "Poezibao", à mes chroniques consacrées à des poètes contemporains publiées sur le site " Libr-critique " voici quelques années, ainsi qu'à une étude sur " Neige " de Philippe Beck, publiée sous un autre nom dans la revue NU(e), n°60, mars 2016, p. 157-172.
Journaux et œuvres diverses, Classiques Garnier, 1988, p. 57. Écrits français, Gallimard, "folio Essais", 1991, p. 274. Rencontres avec Bram van Velde, P.O.L, 2016, p. 49. En route vers l'ouest, 10/18-C. Bourgois, 2001, p. 216-217.