Arrivée au bout de cette lecture qui m’aura occupée la moitié de l’été (avec juste 268 pages…), puis enfin parvenue à commettre un billet un mois après, je ne peux que confronter ce « roman majeur du XXe siècle » -dixit la 4e de couv- à l’aune de celui de l’autrice belge.
Tout d’abord, le cadre. L’un et l’autre mettent en scène un lieu vide. Les personnages se retrouvent confrontés à un espace mystérieux et angoissant, une plaine au vide implacable, un trou noir aspirant sans retour tous leurs désirs, individuels ou collectifs.
Dans le Désert des Tartares, le jeune lieutenant Giovanni Drogo reçoit comme première affectation le fort Bastiani. Quand il y parvient finalement, après un rude voyage à cheval dans une région montagneuse et austère, il est décidé à en repartir aussi sec. Et pour cause : ultime bastion face à la morne étendue dudit « désert des Tartares », le fort inspire des sentiments d’amour-haine à ses occupants. La troupe et ses officiers ne vivent que dans l’attente d’une hypothétique invasion des « Tartares » que personne n’a jamais vus mais qui légitiment leur présence. Les jours, les mois et les années passent, sans que rien ne se passe (ou presque). Pas le moindre trek tartare en vue (ou presque). Remplacez les Tartares par Godot, et on tombe dans l’absurdité du théâtre de Beckett, comme les romans de garnison savent si finement en jouer. Au point que le fort Bastiani, lieu frontière entre le connu et l’inconnu, est en passe lui-même d’être oublié par le reste du pays.
On est dans un monde d’hommes ici (ce que Harpman avait symétriquement opposé dans Moi qui n’ai pas connu les hommes, comme son titre l’indique). La question pour Drogo et ses compagnons ne se pose pas de savoir où ils sont ni pourquoi, mais quand et comment l’occasion de leur vie se présentera. Jamais ils ne prennent l’initiative d’explorer le désert des Tartares, puisqu’ils se conforment à la stratégie défensive de leurs supérieurs. Leur angoisse existentielle provient moins des causes de leur présence au fort que du but qu’ils poursuivent inlassablement, tels des hamsters courant dans leur roue vers une ligne d’horizon indépassable.
En effet, certains croient fermement être appelés à servir dans un lieu aussi sinistre que paumé pour une raison précise. Cette croyance devient leur cage, invisible certes, mais non moins réelle. Ils sont tout à la fois les geôliers et les prisonniers du fort, en quelque sorte.
L’image de la roue me permet d’évoquer la question du temps. Dino Buzzati enchâsse dans son récit des petites fables qui illustrent l’écoulement non linéaire du temps, lent pendant la jeunesse puis toujours plus rapide avec le passage des années. Oui, nous sommes bien ici dans le registre du memento mori, du conte moral, pas joyeux-joyeux certes mais poétique et mélancolique. Et tant qu’à évoquer les contes, pourquoi ne pas parler d’Andersen, auquel une séquence onirico-morbide de Drogo m’a fortement fait penser (il faut dire que je lisais des contes d’Andersen en parallèle, et plus précisément Les fleurs de la petite Ida).
A travers cette atmosphère onirique, on touche à la métaphysique : par différents angles d’attaque nous sommes conduits à considérer la vie humaine comme un peu de poussière qu’un désert recouvre uniformément. Seule la foi sauve, à condition de ne pas se résigner.
Moi qui n’ai pas connu les hommes est le roman des questions identitaires : qui suis-je ? d’où viens-je ? Cela correspond bien au yin, le principe féminin, lié aux origines. Et cela emmène les femmes très loin dans l’exploration de l’inconnu qui les entoure. Elles ne peuvent compter que sur leurs propres forces pour s’en sortir et développent de ce fait un fort sentiment de sororité.
Le désert des Tartares est plutôt le roman du devenir, du sens de la vie : où vais-je ? quelle est ma mission ? Une quête davantage tournée vers le principe masculin, le yang. Et pourtant, ici, les hommes font du surplace. Leur identité militaire les conduit à s’en remettre à une autorité plus haute qu’eux ; pourtant, malgré leur corporatisme, la solitude de chacun n’en est que plus accrue. Simple paradoxe ? Pessimisme fondamental sur l’impuissance des vies humaines ?
On n’en finirait pas d’explorer toutes les différentes strates de significations – politique, psychologique, symbolique, philosophique, métaphysique – de ce roman court mais percutant comme le cri d’une sentinelle. Il fait partie de ces textes intemporels, en apparence limpides mais dont la profondeur se décante peu à peu (et j’ai eu le temps de la faire décanter, croyez-moi, depuis le mois d’août). Ce qu’on appelle un incontournable. Un peu austère au départ – faut ce qui faut – mais nourrissant pour l’esprit. Et si ça peut vous motiver à le lire, ce roman possède une chute réellement digne de ce nom.
Pour lire le billet de Keisha sur ce livre, c’est par là.
« Le désert des Tartares » de Dino Buzzati, Pocket, 2007 (1ère éd. 1940), 268 p.
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