(Note de lecture), des transports, de Vanda Mikšić & Jean de Breyne, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé

« … le siège bleu
monochrome n°17 c'est l'enfant
de quatre ans tout au plus veillant
sur sa mère droguée de ses grands
yeux de biche nullement effarouchée
les sièges tout au fond ce sont les ouvriers
du chantier qui rentrent chez eux et crient
au chauffeur arrête-toi quelque part il faut
qu'on pisse nous et ils chantent à voix haute
échangent des blagues lascives le siège
gris bariolé n°25 c'est le mec de deux
mètres qui déborde de sa place et colle
sa cuisse contre celle d'une jeune fille
pendant deux heures son malaise nous
étouffe jusqu'à la pause quand il dit je
suis désolé d'être aussi grand je vais
me déplacer ...
» (V.M., p. 38)
 
Ce recueil écrit à deux mains – dont chacune reste seule maître de ses pages – est fraternel et subtil, mais d'abord neuf : deux amis, chacun en voyage de son côté, observent, chantent et pensent ce qui leur arrive pendant deux ans (sept. 2014- déc. 2016), écrivant à l'autre moins le contenu, le sens ou même la valeur de leur déplacement (en voiture, avion, car, train …) que la substance même du transport humain. Ils se confient, en alternance, ce que leur est se déplacer : Jean de Breyne, né en 1943, proche familialement et professionnellement du monde croate - éditeur (de l'Ollave), photographe et poète français, d'une part. De l'autre, Vanda Mikšić, née en 1972, poétesse, traductrice (à l'Ollave) et universitaire croate (qui écrit ici directement en français). La collaboration professionnelle est devenue amitié : intimité confiante, perplexités bénévolement croisées. Ils s'envoient aussitôt lettres et courriels, et nous parlent en s'écrivant.
« On part dans la nuit
N'est-ce pas V. ?
Oh ! Pas
de la nuit
Nous partîmes de la nuit et
Il paraît que c'est violent
De venir au jour »
(J.de B., p. 46)
Transport, bien sûr, c'est d'abord déplacement organisé des personnes (qui y sont souvent ballottées comme des marchandises) et des marchandises (parfois plus précieusement traitées que des personnes) ; et il y a là déjà beaucoup à dire. Mais transport, c'est aussi déplacement des affects, des registres, des langues – avec leurs propres arrêts, incidents et accidents, tolérances, guéguerre des places ; mais d'abord, en tout transport, il y a un créneau spécifique de présence, que Jean de Breyne nomme la vacance : « La vacance de l'homme/ Est sur les routes » (p.75). La vacance, c'est la courte et brève (mais incompressible) part de liberté dont le travail n'a pas à décider, et dont la parole seule peut et doit, par une sorte de phylactère ludique, chapeauter la vie. Être transporté, c'est d'abord abandonner à un autre (le chauffeur, le dispositif, le convoi, l'horaire...) la « responsabilité pleine » (J. de B.) du cours de vie. Mais l'attention ainsi libérée, pour ne pas mourir de contention et d'ennui, est bien forcée de redevenir un art.
« L'homme est le chef de sa barque
à entendre sa voix sûre
Nous allons dans le brouillard
avec l'application de la loi
Nous sommes tous dans le même bateau
la lumière j'espère dans nos têtes
Une traversée entre les arbres nus
sur les camions les bâches portent un nom
Le ciel bas me dit que la mer continuera la terre »
(J. de B., p. 27)
Ce que nos deux auteurs inventent alors ici, superbement, est une sorte de bien des transports. Ce bien inédit a trois moyens liés de se produire : la poésie, l'amitié et la pensée. Oui, contre le mal des transports, la confidence poétique rééduque l'oreille interne ; l'amitié intègre la discordance des sensations dans la consonance des présences ; la pensée enfin, se représente à neuf les rapports et rapporte rigoureusement les représentations les unes aux autres, redressant l'horizon requis.
« Doucement le train part
Le poème pense et
S'adresse
 » (J. de B. , p. 42)
Réellement : la poésie est le meilleur de la parole ; deux amis, chacun pensant les déplacements de vie de l'autre, se redressent mutuellement le voyage de vivre ; enfin, la pensée rétablit la confiance en soi d'une conscience (trahie, dépassée), en adaptant, autant que penser se peut, notre vitesse propre à celle du sort.
« Que peut-on conclure
du bon moment ?
de son arrivée
son départ
Kairos n'est qu'une machine
à questions »
   (V.M., p. 81)
C'est un livre à la fois plein de délicatesse – l'ami qu'on est mérite seul l'ami qu'on a – et de franchise – on mesure mieux, en mouvement, en attente et en public, notre faillibilité (le pire et le pauvre de nous voyagent avec nous):
« à quel moment sommes-nous fragiles
Jean ?
 »  (V.M., p. 33)
D'autant plus, peut-être, que, dans les transports, les éléments - le brouillard, le vent, l'obscurité, le paysage - changent presque de nature (un paysage vu d'une vitre ambulante, par exemple, perd en disponibilité tout ce qu'il gagne en variété), et les institutions changent de fonction, dans l'incessant jetlag des consignes, des usages et des lois.
« En cas de danger
casser la vitre
en cassant la vitre
vous vous exposez au danger
en cas de danger donc
on s'expose au danger
Heureusement
la pub enrobe le car : avec nous,
vous voyagez en toute sécurité
C'est ce qui change
une fois dedans »
(V.M. , p. 51)
Les poésies croisées de Vanda et Jean sont d'une émouvante intelligence, qui fait considérer profondément les transports de l'existence comme à mi-chemin du voyage sans arrêts du temps et de l'arrêt sans voyage de la mort. Le tact des auteurs consiste à nous révéler le bilan véritable du déplacement de vivre sans nous en présenter agressivement la facture. Ils ouvrent les volets de la parole dans l'entre-présentation, à la fois forcée et aléatoire, des vies. Et, comme dans le même moyen de transport se mélangent sans barrières ni heurts ceux qui partent ailleurs et ceux qui rentrent chez eux,
« Eux, là, vont-ils ou
Retournent-ils
Toutes oreilles connectées et yeux
Le paysage défilant ?
Que me reste-t-il du temps qui vient,
Retourné ?
 » (J.de B., p. 73)
un même lecteur peut faire comme chez lui dans ce qu'il comprend et, pour ce qui lui échappe, s'assurer d'être, comme une guêpe égarée dans un car, scrupuleusement déposé plus loin :
« Elle volait peu peut-être était-elle
blessée vieille épuisée elle aussi
j'ai sorti une pochette je l'ai ouverte
et l'ai posée devant ses pattes elle
est entrée, continuant sa promenade
j'ai refermé la pochette à l'arrêt du car
après l'avoir libérée dans une contrée
inconnue pour elle je me suis demandée

si cette liberté en était une pour elle »  (V.M. p.77)

Marc Wetzel

Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports, LansKine, 2019, 88 pages, 14€.