Accueillir le monde dans ses manifestations les plus simples, du passage des saisons aux travaux des hommes, est un défi sans cesse posé à la poésie. Pareille attention demande une traversée du temps ; pour transcrire cette attention, l’expérience se révèle autant nécessaire que le désir. Le poème devient la trace de ce qui relève à la fois de la perception et de la surprise ; il n’exclut jamais une narration du monde puisqu’il s’agit de témoigner du roman des hommes. La poésie de Jean-Marie Barnaud, présentée dans ce volume sous une forme anthologique et chronologique, raconte cette tension entre les épiphanies d’une vie et l’écriture poétique, entre la possibilité d’un émerveillement lucide et l’inéluctabilité de la mort. Aussi est-elle conscience, mémoire, méditation. De même, tenue par les contraires et les preuves circonstanciées du temps, est-elle une tentative d’éconduire tout contentement, d’accorder la vie terrestre à ce qui l’englobe sans la défaire, d’atteindre, plus qu’une vérité, un accord avec ce qui se perçoit et se ressent. La plupart des poèmes allient un constat de qui s’enfuit, aux limites de l’adieu, et la possibilité d’être là, sans s’abandonner aux affirmations ou aux sentences. Le poème se fait alors mouvant, privilégiant souvent le ton impersonnel, non pour mettre à distance, plutôt pour faire de la pensée du poète une adresse pudique au genre humain. Autant dire que pareille voix lyrique aura de quoi déplaire à certains, puisqu’elle réfute les aléas formels qui n’auraient pas leur place dans une fraternité immédiate, sincère, éprouvée à l’aune du temps et du périssable. C’est une poésie exigeante, qui entre dans l’ici-bas de l’existence sans jamais s’abandonner à des évidences béates, ou une morale austère qui avancerait masquée. Par sa brièveté, elle s’articule dans des images qui, plus que communes, ont la simplicité, et même le bon sens, comme finalité et matrice. Il s’agit, par l’écriture poétique, d’une lecture du monde éprouvée aux événements communs de la vie, mesurée par la vision d’une époque confondue à ce qui le fonde : sa propre fable. Plus qu’une poésie de la Présence, les poèmes de Jean-Marie Barnaud se font entendre par leur tenue, leur distance, pour approcher au plus près ce qui est là à disparaître et interroge nos vanités. Ils le font sans plainte ni autorité. Cette poésie pourrait s’apparenter à la tenue d’un journal, peu soucieuse d’une conscience de soi devant l’Histoire, quoique profondément nourrie par les violences de l’existence humaine. Une poésie se prononçant avec une musicalité liée à sa brièveté, articulée par des résonances internes, précises, choisies, de mots qui viennent parfaire le poème par leur soudaineté, leur manière soit de rétrécir la prétention d’une pensée, soit de l’ouvrir hors de tout bavardage – comme ce « coi » au final du poème : « Il ne faut pas s’imaginer / Que nous serons nombreux / Sur ce seuil // Même si les voix brisées des amis / Nous parvenaient encore / Comme on crie à la brume sur un étang / Comme on largue les amarres du nautonier / Les mains hésitantes et gourdes // Dans la piaule / Dans l’hystérie du clapot // Seul / Pour embouquer les passes / Sans cartes ni portulans // À l’estime / Et dehors le peuple des arbres / Bardé d’oriflammes / Se tiendra / Coi. » La poésie de Jean-Marie Barnaud est sous le poids d’une traversée à faire, celle évidemment de la vie, une vie rythmée par la succession des jours, une vie elle-même traversée du désir d’en reformuler les enjeux, les dangers, les conforts. Parole vigilante, jamais âpre quoiqu’aigüe en ses expressions, cette poésie pose continûment l’homme devant la fable du monde. Et le questionne sans didactisme sur l’apparence et la vérité, l’envie et la nécessité. Bien qu’ancrée dans des formulations et un certain vocable, elle en devient atemporelle. En rejouant la possibilité de dire, elle dit à nouveau les possibilités d’être de l’homme. Elle évolue également dans le temps. Le regard du poète quitte parfois les terres d’une vie naturelle à portée de mains, pour aller dans les villes, où la misère agit davantage. Elle en fait part là aussi sans jugement, sans leçon – et sans embarras. Elle ne s’appuie sur la pauvreté ambiante pour ironiser sur la parole poétique, dans l’idée d’un dénuement douteux. Elle garde justement en elle une constante, la force d’un surplomb où la valeur d’une image, et la force d’un point de vue, ne sont jamais corrompues. « Ici ou là-bas / c’est toujours le même monde / et l’étrange / enfoncé comme un coin / dans le jour banal » : à la fidélité de ce sentiment du monde n’aura cessé de se croiser une vision d’une conscience supraterrestre à l’œuvre dans la chair du monde, dont l’invisible figure n’est jamais déifiée. De même, la présence de l’être aimé, dans la longue vie quotidienne, est saluée hors de toute nomination, sans écarter le poids de la réalité partagée. Enfin, comme si cette poésie affirmait cette évolution où la ville devient société, et la société une inévitable politique qui parcourt le poème, le dernier recueil retenu, Le Don furtif, se confronte aux violences de l’émigration, hors des bonnes consciences, avec une lucidité nécessaire devant la dévastation : « Vrai que maintenant / les drones et les missiles / sont les yeux et la foudre / des nouvelles puissances du ciel / qui toucheraient plus sûrement / Achille au talon / que la flèche de Pâris // Les dieux à présent / travaillent au scalpel ».
Marc Blanchet
Jean-Marie Barnaud, Sous l’imperturbable clarté, choix de poèmes 1983-2014, préface d’Alain Freixe, 261 p., Poésie / Gallimard, 8,50 €
Extrait de Aux enfances du jour (1998), p.152
Au cadran des horloges
Qu’on avise de côté
Ricochant sur les heures
Craintif et courant toujours
L’aiguille pèse sur les nombres
Filant sa ronde
Mais il se peut que ces heures soient fictives
Et que par en dessous
Souriant à la façon d’un ange sans pouvoir
Le temps s’ouvre
Comme une plaine sans fin
Elle resplendirait
S’il faut en croire les Livres
De ruisseaux et de fleuves de lait
Elle porterait des baumes pour les blessures
Et des philtres
Pour flatter le temps des horloges
Et tout serait toujours plus vaste
Que le monde