(Note de lecture), Embrasse l'ours et porte-le dans la montagne, de Marc Graciano, par Christophe Esnault

Par Florence Trocmé

Au-dessus de la tanière

Faut-il vraiment souffler, à voix basse, le nom de l’écrivain hors d’un cercle de proches ? Cela pourrait être une erreur ; nous sommes tellement bien, lancés sur de longs échanges sur ses textes et sa langue. Le nombre de nos plaisirs n’est pas infini et gardons celui-là : parler et écouter autour de verres de vin, de rhum ou enfumant l’air d’une herbe locale, cela autour du texte et d’un formidable repas, face à la Loire. Improviser des Cahiers Marc Graciano avec J-M, revuiste, avec A. et bientôt sûrement avec L., cela est assez récent dans nos vies et cela s’installe comme manger et boire ou comme on parle de nos amours. Pour Maurice Nadeau, il existe une confrérie des lecteurs d’Au-dessus du volcan, chef d’œuvre qui a été évoqué lors de « ces Cahiers ». Évoquées aussi les phrases de Claude Simon. Triste de constater que les lecteurs de Claude Simon ou les universitaires qui ont livrés des études sur l’écrivain ne connaissent souvent pas encore l’œuvre de Graciano. Est attendu (attendu ou fantasmé) le texte qui se situerait au XXIe siècle en connexion directe avec un monde social. Ne pas extraire tant de choses qui chez Graciano parviennent à évoquer notre monde, Notre monde est aussi un film de Thomas Lacoste - je ne le cite pas hâtivement, mais parce que je crois qu’il manque des livres en réponse à ce documentaire essentiel - et ce monde politique, économique, sociale est là dans l’œuvre comme une tension, peut-être dans ce qu’il n’est pas, ce qu’il n’est plus, dans un chant des disparitions ou de l’oublié, un monde de raretés, dans ces absences sans doute aussi. Avec mon histoire particulière à la chimie, quand je lis dans Embrasse l’ours un joli égrainage de noms de plantes et de leurs vertus médicinales, c’est un monde immense de soins qui est déterré de son ensevelissement par les firmes pharmaceutiques et qui libère une et des pensées et monde de pensées, de présence au monde, un monde de conscience plus que conscientisé relié à tout moment à la Nature. Cette nature qui si elle est représentée par un animal, un renard où un ours, l’est d’une telle précision que l’on sent le travail de recherche en amont - monde d’érudition -, mais sans trace, sans empreinte, aucune. Avec Marc Graciano, suivre l’animal, c’est être à sa très exacte hauteur, le procédé relève moins de l’art narratif que du chamanisme. Être cet animal et nous le donner à voir et à respirer, entendre ses mouvements. Ce qui se conte en humains, en animaux ou en sœur de lait, en morts violentes ne m’oblige pas à vous résumer ou décrire un contour de faits, d’actions ou de contexte historique, dévoiler vous empêcherait d’avancer nu(e) et si chaudement vêtu(e) de merveilleux ou de cette mort qui nécessite d’être bien vivant (pas si évident) pour la vivre. Être augmenté philosophiquement en lisant Graciano me fait déborder dans un monde sans interlocuteur (dans ma mansarde). L’accueil des nouveaux lecteurs doit être régulé, érigeons des murs, grillages ou barbelés, posons des pièges… Les comparaisons sont des erreurs, mais sur un registre sensation de lecture, je me sens mieux quand je repose Embrasse l’ours comme quand j’ai reposé Sidérer, considérer de Marielle Macé et je trouve une connivence entre ces deux écrivains chez qui la portée philosophique use d’une superbe langue où la langue est un acte de résistance (mot qui a perdu son sens, mais qui peut renaître, avec eux et avec d’autres que l’on sait désormais exister). Si vous aimez les ours, il n’y en a pas dans ce dernier texte. Si vous êtes phobique de la littérature urbaine contemporaine, il y en a à sa saturation dans ces pages. Laissez-nous en petit comité, ça nous flatte tellement de n’être que quelques rares. Tous s’assirent en cercle autour de lui et le veillèrent, et le pleurèrent, puis, durant la journée qui suivit, ils jeûnèrent tous en signe de deuil et vaguèrent tristement aux alentours pour fagoter du bois mort afin d’établir un grand bûcher sur la plage de la rivière, et, au soir quand son cadavre fut bien rigidifié, ils lui ôtèrent sa muselière, et, à cause qu’il l’avaient serrée trop fortement, elle avait fait se retrousser les babines supérieures, ce qui donnait au vieil ours un sourire sardonique, comme si, par-delà la mort, il se moquait de ce rite funéraire qu’on lui donnait. Que deviendrions-nous si un Prix littéraire trop clinquant venait mettre à mal nos cérémonies ou les multiplier ? Pascal Bouaziz, chanteur du groupe Bruit noir, entre désespoir et jeu mégalomane, prétend dans Le Succès : « Un monde dans lequel Bruit noir aurait eu du succès serait forcément devenu un monde meilleur ». Ce qui est vrai pour Bruit noir, l’est aussi pour Marc Graciano. Suffit de troquer le mot succès pour un autre que vous trouverez vous-même, immédiatement après lecture. Ouvrez sentiers, portes et chemins, faites entrer tout le monde.  
Christophe Esnault

Marc Graciano, Embrasse l’ours et porte-le dans la montagne, Editions Corti, 2019, 184p., 17€
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