" De cette relation avec lui, contrastée mais ancienne, je retiens la force du courage quand il est soutenu par une volonté, la nécessité de replacer l'homme au cœur de tout projet, le poids de l'expérience. " (Jacques Chirac, hommage à François Mitterrand, le 8 janvier 1996).
C'est avec beaucoup d'émotion que je viens d'apprendre la mort de Jacques Chirac ce jeudi 26 septembre 2019. Il y a trois ans, le 22 septembre 2016, une infection pulmonaire avait déjà fait craindre le pire. Il était alors hospitalisé à Paris depuis le 18 septembre 2016 et l'hospitalisation de son épouse Bernadette le 21 septembre 2016 avait multiplié les rumeurs sur sa disparition. Il allait avoir 87 ans dans un peu plus de deux mois, le 29 novembre prochain.
La dernière fois que je l'avais croisé, il était déjà très affaibli, c'était le 11 mai 2011 lors de l'enterrement de Bernard Stasi qui était l'un de ses amis très chers de Science Po.
L'année 2016 était un année terrible pour la famille Chirac, l'année 2019 le sera hélas aussi. Sa fille aînée, Laurence, était partie le 14 avril 2016 à l'âge de 58 ans, et son ancien proche collaborateur Jérôme Monod le 18 août 2016. La France en 2016 avait aussi perdu un autre de ses amis et aussi figure majeure de la vie politique, Michel Rocard. À la différence de ce dernier, Jacques Chirac a atteint, à force de persévérance, son objectif, l'Élysée. Seul Premier Ministre à diriger un gouvernement de la V e République à deux époques différentes, du 27 mai 1974 au 25 août 1976, puis du 20 mars 1986 au 10 mai 1988, il fut élu deux fois Président de la République, le 7 mai 1995 avec 52,6% des voix et le 5 mai 2002 avec le score quasi-soviétique de 82,2% des voix.
Je me souviens de la liesse populaire qui a accompagné sa première élection. Il avait réussi à entraîner au-delà de son électorat traditionnel, la jeunesse, les forces vives de la nation, sur le thème de la réduction de la fracture sociale. Je savais aussi que la déception allait être grande quelques mois plus tard, car les discours basés sur des promesses se retournent toujours contre leurs auteurs. François Hollande l'a su en 2016.
Pendant douze années, du 17 mai 1995 au 16 mai 2007, il fut Président de la République française. Son bilan, assez faible, de ses années au pouvoir l'a rendu très impopulaire jusqu'à son départ à la retraite. Il n'avait jamais été beaucoup aimé des Français et il n'avait jamais dépassé 21% des suffrages exprimés au premier tour des quatre élections présidentielles auxquelles il avait participé.
Pourtant, depuis son départ de l'Élysée, il avait regagné beaucoup en popularité. Peut-être parce que les comparaisons sont toujours très éloquentes. Ses deux successeurs directs, très impopulaires, ont rappelé que Jacques Chirac avait gardé une certaine tenue et retenue dans la fonction présidentielle, plus de distance, moins d'arrogance, du moins dans le ressenti.
Que les Français puissent l'aimer une fois sa carrière achevée était d'ailleurs assez étonnant. Car commençant sa longue trajectoire d'une manière très tranchante, il a été avant tout un opportuniste bourré d'ambition, au point d'être très fluctuant sur beaucoup de sujets politiques. Ses combats souvent fratricides (on dit qu'il a politiquement tué Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d'Estaing, Raymond Barre et Édouard Balladur) ont eu de quoi agacer la plupart des Français, d'une manière ou d'une autre.
Je crois que l'émotion qui peut être aujourd'hui éprouvée, c'est que Jacques Chirac aimait profondément les humains, et plus particulièrement les Français. Une démarche humaniste assez paradoxale par rapport à son action politique, mais que tout le monde pouvait ressentir au contact avec l'homme. À cela s'est ajoutée la maladie, qui a fait d'un homme hyperactif et dynamique redoutablement solide un vieillard s'accrochant à sa canne (et ne reconnaissant plus ses proches à la fin de sa vie, selon son fidèle Jean-Louis Debré). Son côté humaniste pouvait par exemple être compris lors de son interview du 14 juillet 2002 où il proposa quatre objectifs essentiels à son quinquennat : la sécurité routière (la politique des radars a été très efficace), la lutte contre le cancer, la recherche sur les maladies neurodégénératives (en particulier la maladie d'Alzheimer) et aussi la place dans la société des personnes qui ont un handicap. Il l'avait prouvé bien avant par son vote en faveur de l'abolition de la peine de mort.
J'aurai l'occasion de revenir plus tard sur son bilan, ses idées (ou non idées), son comportement...
Jacques Chirac fut d'abord le modèle suprême de l'homme politique de la Ve République, celui de la première génération, d'avant les smartphones, des réseaux sociaux et de l'Internet interactif (on se souvient qu'il ne savait pas ce qu'était une souris) : une ambition démesurée mais au service d'une véritable passion pour la France, des moyens de la nourrir par le contrôle d'un grand appareil politique doté de larges financements (UDR, RPR, UMP), de très nombreux mandats cumulés : député, député européen, maire de Paris, président du conseil général de Corrèze (ce qui en a fait un double président de conseil général puisque le maire de Paris est aussi président de conseil général), et bien sûr, président d'un grand parti et Premier Ministre.
Au contraire de François Mitterrand, Jacques Chirac était un véritable enfant de la V e République. Issue de la méritocratie républicaine (IEP, ENA, Cour des Comptes), il a commencé sa carrière politique en juin 1962 à Matignon, au service du Premier Ministre Georges Pompidou qui fut son seul véritable mentor. Poursuivant deux vies, locale pour avoir des mandats électifs et nationale pour prendre de plus en plus d'influence sur le cours du pouvoir, Jacques Chirac a montré tous les travers d'un régime dont l'élection présidentielle est devenue le seul rendez-vous fort avec la démocratie.
Jacques Chirac a duré plus longtemps que De Gaulle à l'Élysée, et aussi à Matignon. Dès mai 2007, son absence dans la vie politique s'est fait ressentir. Beaucoup de personnes pouvaient lui en vouloir pour une raison ou une autre, pour une action ou une inaction, mais il faisait partie de la famille républicaine, il faisait partie du décor, et même, il rassurait.
L'une des plus grandes allocutions télévisées de Jacques Chirac fut son hommage très sincère à François Mitterrand lors de la mort de celui-ci le 8 janvier 1996. En quelques sortes, beaucoup de ses phrases auraient pu lui être associées personnellement : " Je voudrais saluer la mémoire de l'homme d'État, mais aussi rendre hommage à l'homme, dans sa richesse et sa complexité. ".
La volonté qu'il faisait visiblement sienne : " Volonté de servir certains idéaux. La solidarité et la justice sociale. Le message humaniste dont notre pays est porteur, et qui s'enracine au plus profond de nos traditions. L'Europe, une Europe dans laquelle la France, réconciliée avec l'Allemagne et travaillant avec elle, occuperait une place de premier rang. Mais aussi une façon de vivre notre démocratie. Une démocratie moderne, apaisée, grâce notamment à l'alternance maîtrisée, qui a montré que le changement de majorité ne signifiait pas crise politique. Et nos institutions en ont été renforcées. ".
De la même manière, il pouvait aussi s'identifier à cette attitude qu'il prêta à son ancien adversaire : " En politique, François Mitterrand fut d'abord profondément respectueux de la personne humaine, et c'est pourquoi il décida d'abolir la peine de mort. Respectueux aussi des droits de l'Homme : il ne cessa d'intervenir partout où ils étaient bafoués. Ses choix étaient clairs, et il les a toujours faits au nom de l'idée qu'il se faisait de la France. ".
Et il poursuivit par l'homme privé : " Certaines existences sont paisibles, et égrènent des jours semblables, parsemés d'événements privés. Le Président Mitterrand, au contraire, donne le sentiment d'avoir débordé sa propre vie. Il a épousé son siècle. Plus de cinquante ans passés au cœur de l'arène politique, au cœur des choses en train de s'accomplir. ".
La phrase venant du cœur : " Ma situation est singulière, car j'ai été l'adversaire du Président François Mitterrand. Mais j'ai été aussi son Premier Ministre, et je suis, aujourd'hui, son successeur. Tout cela tisse un lien particulier, où il entre du respect pour l'homme d'État et de l'admiration pour l'homme privé qui s'est battu contre la maladie avec un courage remarquable, la toisant en quelque sorte. ".
Jacques Chirac a même étonné tous ses amis politiques en concluant ainsi : " À l'heure où François Mitterrand entre dans l'Histoire, je souhaite que nous méditions son message. ".
Je ne sais pas quel message Jacques Chirac laissera à la postérité, mais probablement que sa présence a dynamisé les institutions de la République. Au moment où son héritage politique est en mille morceaux, ne représentant plus que 8% de l'électorat, cassé par des personnages trop ambitieux et sans convictions, la France pleure l'un de ses derniers monuments de la vie politique...
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (26 septembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
À l'heure où Jacques Chirac entre dans l'Histoire...
Jacques Chirac a 86 ans : comment va-t-il ?
Présidence Chirac (1) : les huit dates heureuses.
Présidence Chirac (2) : les huit dates malheureuses.
Jacques Chirac contre toutes les formes d'extrême droite.
Jacques Chirac et la paix au Proche-Orient.
Sur les décombres de l'UMP, Jacques Chirac octogénaire.
Jacques Chirac fut-il un grand Président ?
Une fondation en guise de retraite.
L'héritier du gaulllisme.
...et du pompidolisme.
Jérôme Monod.
Un bébé Chirac.
Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190926-chirac.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/a-l-heure-ou-jacques-chirac-entre-218156
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