Malgré les nombreuses études qui leur ont été consacré, ces deux panneaux restent une épine dans le pied de l’Histoire de l’Art de la Renaissance, d’autant qu’on ne connait que très peu d’oeuvres de l’artiste particulièrement original à qui on les doit, Fra Carnevale.
Sans prétendre expliquer totalement le mystère, cet article tire parti de la somme éditée récemment par le Metropolitan Museum [1], pour pousser un peu plus loin les hypothèses.
Fra Carnevale, 1467, MET
Fra Carnevale, 1467, Museum of Fine Arts, Boston
Une provenance bien établie
Après beaucoup de discussions, on sait maintenant de manière certaine que les deux panneaux ont été réalisés comme retable pour l’autel majeur de l’Oratoire de l’hôpital Santa Maria della Bella à Urbino (« pro picture tabule majoris altaris »), sur commande d’une confrérie de flagellants, et que la somme de 144 florins servit à payer une maison pour l’artiste. ([1], p 258 et 302).
En 1632, le cardinal Barberini, intéressé par ces « perspectives » , les récupéra pour ses collections et fit réaliser en remplacement un tableau de la Naissance de la Vierge. En 1936 et 1937, les panneaux furent vendus par les héritiers de la collection Barberini aux deux musées américains.
Une iconographie non-conventionnelle
Cet historique établit le caractère religieux des panneaux – qui ne saute pas aux yeux à première vue – et le fait qu’ils faisaient partie d’un retable. Mais les circonstances particulières de réalisation (confrérie laïque et hôpital) ont dû également influencer leur iconographie non-conventionnelle, dans une mesure que les documents disponibles ne permettent pas de préciser.
Si le sujet du premier panneau est à peu près établi, celui du second est encore, comme nous allons le voir, une des grandes énigmes de l’Histoire de l’Art.
La Naissance de la Vierge
La naissance de la Vierge
Fra Carnevale, 1467, MET
Une composition segmentée
On peut distinguer quatre zones, indépendantes les unes des autres :
- le premier plan, où des femmes en habit modernes se promènent et se rencontrent ;
- la chambre, peuplée également de femmes, où seules deux auréoles minuscules et très peu visibles au dessus de la femme alitée et du bébé dans la bassine confirment leur identité : Sainte Anne et sa fille Marie ;
- le portique de gauche, peuplé uniquement d’hommes, revenant de la chasse ou s’éloignant à cheval vers la campagne ;
- le premier étage, orné de trois bas-reliefs à l’antique.
Les trois bas-reliefs
Les historiens d’art ont depuis longtemps trouvé l’origine de ces trois bas-reliefs, librement inspirés de thèmes antiques bien connus à l’époque.
Fra Bartolomeo a supprimé le flambeau de la main gauche de Bacchus (fort logiquement vu l’absence d’Ariane) mais a remplacé dans sa main droite le thyrse par un gobelet, moins facile à identifier, et qui tire l’image vers le thème de l’ivresse.
Ici Silène assis tend une grappe à Bacchus. Des sarcophages et des statues antiques le montrent aussi debout, portant Bacchus dans ses bras. Fra Carnevale semble avoir fait un mixte des deux versions.
Le couple imaginé par Fra Carnevale s’inspire des diverses postures que présente ce sarcophage, sans en copier aucune [2] .
Si cet étalage de références antiques, à l‘étage noble du palais, n’a rien de surprenant dans la culture humaniste de la cour d’Urbino, le choix et le traitement des thèmes l’est un peu plus : à gauche l‘ivresse, au centre Bacchus enfant établissant un parallèle inévitable avec Marie, et à droite la sexualité réputée des tritons et des néréides, constituent un assemblage hétéroclite, et plutôt incongru dans le contexte d’un tableau d’autel, qui plus est réalisé par un dominicain !
Un jeu érudit (SCOOP !)
Une explication possible est que Fra Carnevale s’est livré ici a un jeu érudit, en éclatant en trois scènes distinctes le schéma bien connu du camée des Gonzague :
- Silène barbu ne soutient plus à gauche la torche de Bacchus, mais passe au centre dans la scène nouvelle de l’Enfance ;
- la scène érotique de droite (un satyre ithyphallique découvrant Ariane dénudée) est amendée dans la scène passe-partout du triton enlaçant une néréide.
Les trois bas-reliefs sont donc moins scandaleux que didactiques : à la Renaissance, Bacchus est vu comme une figure positive, pré-chrétienne dans son rapport au vin, une figure de la force vitale et de la génération.
La bande de gauche (SCOOP !)
La chambre ouverte sur l’avant, selon la convention habituelle des Naissances de la Vierge, est précédée par une construction plus rare : un portique sous lequel on voit un fauconnier et un chasseur avec son chien, ramenant un lièvre au palais.
Derrière s’étagent des cavaliers et des piétons le long du chemin qui longe les champs jusqu’à la mer, avec ses bateaux.
Au dessus un ciel peuplé d’oiseaux, autre sorte de mer dans laquelle les nuages prennent la forme de dauphins.
Ainsi la bande de gauche semble destinée à illustrer simultanément les richesses de la Terre, de la Mer et des Cieux.
Un précédent célèbre
La Naissance de la Vierge
Giotto, 1303-05, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue
Giotto avait déjà utilisé ce type de composition avec un appentis à gauche abritant deux servantes, et la chambre ouverte à droite, avec en haut Sainte Anne dans son lit recevant Marie emmaillotée, et en bas le bain du bébé, ici représenté une seconde fois. Une servante lui pince délicatement le haut du nez, coutume italienne pour que l’enfant grandisse bien ; tandis que l’autre, déroulant un lange propre sur ses genoux, fait comprendre que l’on va procéder au bain et au changement des couches. Détails prosaïques destinés, bien avant la querelle sur l’Immaculée Conception, à affirmer que la Vierge était bien un bébé comme les autres.
On remarque chez Fra Carnevale le même détail de la servante ayant déroulé sur ses jambes le lange qui attend le bébé, ici représenté entièrement nu (cette nudité n’est pas surprenante pour l’époque, on la trouve également dans une prédelle de Lorenzo di Bicci, [1], p 259).
Des écarts iconographiques
C’est dans la scène du haut que Fra Carnevale s’éloigne des conventions.
Sainte Anne, qu’on représente d’habitude dignement étendue sur le lit, est ici une très jeune femme, la poitrine nue et accoudée sur le flanc. On explique cette attitude étrange par un anachronisme voulu : Fra Carnevale aurait voulu représenter une naissance à l’antique (les trois servantes qui nourrissent l’accouchée portent des sortes de péplums). Mais la quatrième servante, inactive et assise au bord du lit, porte quant à elle des vêtements modernes, comme d’ailleurs toutes les autres femmes des deux panneaux.
A noter que la servante qui apporte la cuvette d’eau a, pour avoir les mains libres, passé sa longue robe dans sa ceinture, dévoilant sa chemise blanche ; tandis que les nobles dames du premier plan affirment leur statut en occupant leurs mains à remonter leur longue robe.
Un premier plan indépendant
Les passantes dans la rue, en avant des trois marches, ne s’intéressent aucunement à ce qui se passe derrière elle : on voit une jeune fille riche suivie de son chaperon, une mère avec son enfant, une femme (manteau rose) qui présente une jeune femme (manteau bleu) à une troisième, une servante qui attend (manteau vert), une autre passante qui se dirige dans l’autre sens.
Véritable galerie de mode, ce premier plan renvoie à l’atmosphère raffinée de la cour d’Urbino, avec ses coiffures savantes, ses longues robes aux couleurs vives, et son palais de marbre que décorent des aigles, armes des Montefeltro. On peut présumer sans grand risque que certaines de ces élégantes sont des portraits de dames bien en vue de la cour ou de la confrérie.
Un éloge de la Fécondité (SCOOP !)
On pourrait conclure que ce panneau est une oeuvre-prétexte, une « Architecture avec la Naissance de Marie » servant surtout à démontrer les multiples talents de Fra Carnevale, maître de la perspective et par ailleurs un des architectes du Palais ducal d’Urbino.
Je pense pour ma part que le rôle structurant du décor, le jeu avec les bas-reliefs antiques et la minimisation des auréoles vont dans le sens d’une ambition plus grande : représenter la Naissance de Marie non pas comme une scène religieuse en tant que telle, mais comme image emblématique de la Fécondité (on sait qu’Anne, femme âgée qui se croyait stérile, tomba enceinte miraculeusement suite à une Annonciation par un Ange).
Du coup, les femmes du premier-plan apparaissent non plus déconnectées de l’arrière-plan, mais reliées à Anne et à sa fille en tant que types des âges de la Femme.
Ainsi côtoyant les manifestations de la fertilité de la Nature, sous le patronage des bas-reliefs dionysiaques et escortée par ses semblables, Anne est régénérée par Fra Carnevale en une jeune femme grecque...
Ariane à Naxos
Maître des Cassoni Campana, 1510-20, musée du Petit Palais, Avignon
…qui anticipe étrangement l’Ariane à Naxos du Maître des Cassoni Campana, d’abord nue dans le lit, puis réveillée par le cortège de Bacchus.
La supposée « Présentation de la Vierge »
Giotto, 1303-05, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue
Dans les cycles consacrés à la Vie de Marie, la scène de la Présentation au Temple suit immédiatement celle de la Nativité de Marie. Les éléments invariables de cette iconographie, tirés du proto-Evangile de Jacques, sont les suivants :
- les parents de Marie, Joachim et Anne, qui l’accompagnent au Temple ;
- le Grand Prêtre qui l’accueille ;
- l’escalier, nécessaire pour illustrer le point marquant du texte : la petite fille, âgée à peine de trois ans, « ne se retourne pas en arrière » vers ses parents.
La question des « mendiants »
Comme le montrent ces deux exemples, la présence de mendiants à l’extérieur du Temple n’est pas exceptionnelle dans l’iconographie de la Présentation : Ghirlandaio en représente un seul, à demi-nu, méditant philosophiquement sur les marches en compagnie de son tonnelet ; Daniele da Volterra en montre quatre implorant la charité des fidèles (on distingue aussi un pèlerin assis en haut).
Dans le panneau de Fra Carnevale, les trois personnages dénudés et accompagnés d’un chien, ne mendient pas : on voit posés à côté d’eux une gourde et une écuelle, un tonnelet et un sac bien rempli. Leur point commun est la présence de bandages, et leur attitude de souffrance : l’un se tient la tête dans la main, l’autre a du mal à se relever, le plus âgé tend difficilement un bras dans un geste d’impuissance : compte tenu du contexte, ces trois personnages ne sont pas des mendiants, mais bien des malades de l’hôpital de Santa Maria della Bella.
Une énigme iconographique
Faute de mieux, on part du principe que le second panneau a pour sujet la Présentation de la Vierge au Temple, lequel aurait été transposé en une église chrétienne. Marie serait la jeune fille en bleu en tête du cortège, et sa mère Anne la jeune femme en vert qui la suit. D’autre part, sur la la façade de l’église, on reconnaît en haut les statues de l’Ange de l’Annonciation et de Marie, et plus bas à gauche un bas-relief de la Visitation (la Vierge embrassant sa cousine Elisabeth) : d’où l’idée que la scène représentée se rattacherait à la vie de Marie.
Les impossibilités iconographiques sont évidentes :
- absence de Joachim ;
- absence du Grand-Prêtre ;
- Marie n’est pas sur l’escalier, mais en avant des trois malheureuses marches : et de plus, elle se retourne vers sa supposée mère.
Trois autres objections, encore plus importantes à mon sens, tiennent à la cohérence des panneaux :
- on ne peut pas dans l’un s’appuyer sur la présence minimaliste des auréoles pour identifier Anne et Marie, et dans l’autre faire l’impasse sur l’absence de toute auréole pour les deux mêmes personnages ;
- le fait que, dans le panneau Palais, les saintes personnes soient représentées à l’arrière-plan, et que dans le panneau Eglise elles se cachent sans aucun signe distinctif parmi les passantes du premier plan, rend la composition complètement illisible ;
- placer les deux panneaux dans l’ordre chronologique fait que « la perspective diverge au lieu de converger, créant un effet inhabituel de disruption centripète » ([1] p 358)
Malgré la copieuse bibliographie consacrée aux panneaux Barberini, aucune iconographie alternative ne tient la route. Préférant une explication bancale à un total mystère, les historiens d’art oublient d’expliquer pourquoi Fra Carnevale aurait transformé un thème banal en une composition aussi cryptique (l’aspect « devinette » pourrait se concevoir dans le cas de panneaux à usage privé, pas pour un retable).
Et ne concluent jamais clairement que le sujet du second panneau ne peut pas être la Présentation au Temple.
Une autre approche
L’approche que nous allons suivre pour avancer sur la question est de postuler d’emblée que les deux panneaux forment des pendants, dans l’espoir que l’un puisse éclairer l’autre.
A partir d’ici, nous présenterons donc les panneaux dans l’ordre naturel induit par la perspective, en les nommant non d’après les figurants hypothétiques, mais d’après les véritables personnages : à savoir les deux bâtiments.
Une conception d’ensemble
Les deux panneaux comportent des trous d’épingles sur leur bord interne, ainsi que de nombreuses lignes de construction incisées dans la couche de préparation, qui montrent que la construction a été conçue comme un tout, directement sur les panneaux et de manière très rigoureuse, notamment en ce qui concerne la diminution de taille des personnages (le grand enjeu technique de l’époque).
Ainsi les trois marches sont alignées de part et d’autre, ainsi que la ligne d’horizon.
De plus, la marche des passantes s’effectue de manière symétrique, de même que celle des deux petits personnages accompagnés d’un chien, l’un sortant de l’Eglise et l’autre entrant dans le Palais.
Des sexes séparés (SCOOP !)
Voici comment les hommes (en bleu) et les femmes (en rose) se répartissent dans le deux panneaux. Les cercles rouges correspondent aux atypiques :
- côté Eglise les ecclésiastiques (deux moines accotés à droite, trois prêtres au fond près de l’autel central) ;
- côté Palais les servantes qui se distinguent des autres par leur vêtement à l’Antique.
Première constatation, pour les sculptures de l’Eglise : entre la scène sacrée de l’Annonciation, en haut, et la scène païenne de la nymphe et du faune, en bas, les sexes se croisent : manière sans doute de signifier que la Virginité de Marie est l’inverse de la sensualité antique.
Seconde constatation : les sexes ne se côtoient jamais (sauf dans la partie dionysiaque du Palais, pour le bas-relief du triton et de la néréide). L’intérieur des deux bâtiments est unisexe : hommes dans l’Eglise, femmes dans le Palais (ce qui est normal pour une scène d’accouchement). Le parvis est également unisexe côté Palais (les passantes étant, comme nous l’avons vu, des instances du modèle exemplaire que constituent Anne et sa fille).
En revanche, côté Eglise, le parvis est plus mélangé : mis à part les trois malades et le chien, le cortège, qui semble arrêté devant un grand bénitier central contenant une branche de buis, suit un ordre bien précis qui, là encore, sépare les sexes :
- deux jeunes filles aux riches robes et aux coiffures complexes, la plus jeune se retournant vers l’autre ;
- quatre femmes voilées, d’âge varié ;
- deux jeunes gens dont l’un pose amicalement sa main sur le bras de l’autre ; à la différence de tous les autres hommes des deux panneaux, ils sont vêtus de longues robes, de couleurs différentes (étudiants, futurs clercs ?)
Il ne s’agit en tout cas pas de paroissiens quelconques se rendant à la messe (rien dans l’église n’en indique l’imminence), ni d’une famille (pas de père) ni d’un enterrement (malgré la branche de buis et les voiles). Il pourrait s’agir de quatre jeunes nobles se rendant à l’église accompagnés par quatre parentes ou préceptrices. Ou plus probablement de l’intronisation des deux jeunes gens dans la confrérie (expliquant pourquoi ils se tiennent déjà fraternellement par le bras, et créant un lien avec l’autre panneau, l’intronisation étant comme une seconde naissance). Faute de connaissances plus précises sur les statuts et les rites de cette confrérie, nous ne saurons probablement jamais ce que ce cortège montre précisément, mais qui devait avoir une signification immédiate dans le contexte local.
Des décors homologues (SCOOP !)
En prenant un peu de recul, les deux panneaux manifestent une étonnante similarité de composition.
Les quatre zones que nous avions distinguées dans le panneau Palais se retrouvent également dans le panneau Eglise. Ce sont, de l’avant vers le fond :
- un parvis où défilent des personnages en vêtements modernes : on peut peut être opposer (zone violette) la Pauvreté des malades, à gauche, et l’Abondance, à droite (tout ce qui se trouve côté portique, y compris la jeune fille riche et la mère avec son fils) ;
- une façade (vert foncé) ornée de sculptures symboliques : Chasteté côté Eglise, Fertilité côté Palais) ;
- une zone de « purification » (vert moyen), sorte de pronaos où le bénitier fait pendant à la baignoire (cercles blancs) ;
- une zone sacrée (vert clair), où ne se trouvent que des prêtres (derrière la clôture de choeur) ou des équivalents de « prêtresses » (les trois servantes vêtues à l’antique).
Un impossible polyptyque
Malgré ces homologies, les deux panneaux ne constituent pas un espace unifié par la perspective centrale : les dalles du premier plan sont des rectangles à gauche, et des carrés à droite ; mais surtout, les points de distance ne sont pas identiques : le panneau Eglise est conçu pour être vu d’une distance d’environ 2,40 m, et le panneau Palais de 1,80 m. ([1] p 324)
Par ailleurs, les traces de cadre qui subsistent en haut sont différentes : le panneau Eglise présente trois arcatures, le panneau Palais trois arcatures de même taille, mais festonnées. A noter que dans les deux panneaux, le cadre s’abaisse sur la gauche (comme s’il y avait eu un chapiteau).
Remarquons que ce cadre faite partie intégrante de la conception :
- côté Eglise, les deux statues tombent dans les creux : mais celle de la Vierge a dû être décalée vers la gauche (par rapport au haut de la colonne) pour qu’elle ne soit pas masquée ; très astucieusement, l’arcade vide centrale évoque la présence divine ;
- réciproquement, côté Palais, les trois bas-reliefs païens tombent sous les pointes.
En rapprochant ces deux « anomalies » (distance de vision différente, cadre différent), une première conclusion s’impose : les deux panneaux ne pouvaient pas être pas montés en diptyque, ni même insérés dans un triptyque autour d’un hypothétique panneau central.
Cependant leur construction similaire implique une forme de solidarité entre les deux.
Seule possibilité : ils n’étaient pas conçus pour être présentés côte à côte, mais tour à tour !
Un accrochage particulier
Les études techniques concluent à un système d’accrochage très particulier : des traces de clous sur le pourtour suggèrent que les trois planches constituant chaque panneau n’étaient pas maintenues par un système de traverses en bois à l’arrière (comme habituellement dans les retables), mais probablement par un cadre métallique qui les enserrait ([1] p 359).
On sait très peu de choses sur l’oratoire Santa Maria delle Bella. Néanmoins un document de 1597 parle d’une armoire à reliques (armadio) en fer forgé close par plusieurs clés ([1] p 37), et une visite pastorale de 1608 (donc avant la récupération des panneaux par Barberini) d’une armoire située à gauche de l’autel principal, close par un rideau rouge ou vert ([1] p 307).
Une porte d’armoire (SCOOP !)
Plusieurs auteurs ont pressenti un rapport possible entre cette armoire à reliques et les panneaux de Fra Carnevale, mais sans conclure : or l’hypothèse qu’il s’agisse du recto et du verso de la porte de cette armoire est compatible avec leur grande taille (145 x 96 cm).
Armoire à reliques (reconstitution P.Bousquet)
Supposons donc que, du temps de Fra Carnevale, le maître-autel de l’oratoire de l’hôpital ait été surmonté d’une grande armoire à reliques, reliques qui auraient pu être déplacées plus tard dans l’armoire en fer forgée latérale afin de permettre leur vision en permanence (ce qui aurait facilité la récupération par Barberini de la porte, devenue obsolète et son remplacement par un tableau parfaitement conventionnel de la Naissance de Marie).
Vers 1600, Pieve di San Giovanni Battista, San Giovanni d’Asso
Bien qu’exceptionnel, ce dispositif d’une armoire-reliquaire au dessus d’un autel majeur n’est pas inconcevable, surtout dans le cadre semi-privé de la chapelle d’un hôpital géré par une confrérie.
De manière inattendue, cette hypothèse met en lumière certains parti-pris de la composition :
- les niveaux horizontaux bien marqués sont cohérents avec la présence d’étagères ;
- par leur position latérale, les points de fuite (pivots graphiques) se superposent aux charnières (pivots mécaniques) ;
- le porche centré du panneau Palais suggère une porte à ouvrir : il aurait donc plutôt constitué le verso (armoire fermée) ;
- le contraste entre l’Eglise (vue de dehors) et le Palais (avec vue sur l’intimité de la chambre à coucher) épouse bien la dialectique fermé/ouvert.
Mais surtout, elle éclaircit plusieurs points obscurs :
- cadre du panneau Palais (recto) plus orné que le cadre du panneau Temple (verso) ;
- au verso, scènes religieuses standards (Annonciation, Visitation), absence de cérémonie dans l’Eglise et malades devant la porte, typique des jours ordinaires (armoire fermée) ;
- au recto, thème sacré de la « guérison » de Sainte Anne et de la fécondité dionysiaque, visible les jours extraordinaires d’ostension ;
- distance de vision plus courte pour le panneau recto, lorsque les malades étaient autorisés à rentrer dans le choeur pour se rapprocher des reliques.