Parfois, en rencontrant dans un séminaire ou hors de mes cours programmés quelques-uns de mes meilleurs étudiants, j'ai tenté de leur expliquer comment j'éprouve simultanément l'acte d'exister et d'écrire, le fait de vivre et de créer des poèmes. Je leur communiquais cet enseignement d'ordre privé, fort singulier, lors de nos conversations à bâtons rompus qui complètent utilement, à mon avis, les cours magistraux ennuyeux et les travaux pratiques pédantesques sur l'esthétique de Hegel ou les métaphores de la poésie baroque... L'expérience du poète enseignant ne peut qu'éclairer et approfondir, à ses risques et périls sans doute, les connaissances acquises du professeur de poésie ancienne ou moderne. Les prolongements de cette expérience intime dans le domaine de son enseignement sont évidents. Ils n'appartiennent qu'à lui, ou à ceux auxquels il les transmet de vive voix, dans le feu de l'instant vécu. Lorsque le poète enseignant, par le truchement d'une œuvre étrangère, ou à travers la sienne elle-même, touche au point de jaillissement qui est aussi le lieu de son propre pouvoir créateur — un peu comme Baudelaire se découvrait dans la peinture d'Eugène Delacroix ou dans la poésie de Poe —, il cesse momentanément de jouer au docte professeur de poésie — de la poésie d' autrui, s'entend — pour laisser parler en son for intérieur le poète qu'il est, avant comme après les heures de cours dans la salle de séminaire poussiéreuse.
Claude Vigée, La maison des vivants, images retrouvées, éditions La Nuée bleue, 1996, p.121