Baruch Spinoza (1632-1677)
" Peut-être notre description de la monarchie paraîtra-t-elle risible à certains esprits, qui prétendent charger la seule plèbe des défauts inhérents, en réalité, à tous les mortels. D'après eux, la foule commune ne connaît pas la mesure, elle devient redoutable si elle n'est maintenue dans la crainte ; la plèbe ou bien obéit en esclave, ou bien domine avec insolence ; elle ne se soucie pas de vérité et n'a pas de jugement, etc. On leur répondra que tous les humains ont en partage une nature identique. Ce qui fait souvent illusion, ce sont et la puissance et les honneurs rendus. Au point, qu'en présence de deux mêmes actions, nous déclarons l'une permise à certain homme et absolument interdite à l'autre. Or il n'existe, entre les deux cas, d'autre facteur différent que la personnalité de l'auteur. L'insolence caractérise tous les hommes en position de dominer ; même les gens en place, désignés pour un an, deviennent insolents. On imagine, dès lors, quelle attitude peuvent prendre des nobles à qui les honneurs sont assurés pour toujours ! Mais leur arrogance se pare de luxe, de sensualité, de prodigalité, d'une certaine aisance dans le vice, d'une sorte de sottise raffinée ou élégante immoralité. De sorte que ces défauts, hideux et honteux quand ils sont considérés dans leur plein relief, prennent aux yeux des spectateurs inexpérimentés une apparence estimable. Quant à dire que la plèbe ne connaît pas de mesure, devient redoutable si elle n'est maintenue dans la crainte ! ... qui croirait que liberté est esclavage vivent en bonne intelligence ? Il n'est pas surprenant non plus que la plèbe ignore la vérité et quelle n'ait pas de jugement, puisque les affaires importantes de l'État sont tenues secrètes. Elle en est réduite à des conjectures d'après les faits, peu nombreux, qu'on n'a pas réussi à lui dissimuler. Connaîtrait-on, par hasard, beaucoup d'humains à la portée de qui il soit de suspendre leur jugement ? Vouloir tout cacher aux citoyens, puis escompter qu'ils ne portent point cependant de jugements erronés et ne soupçonnent point le pire, c'est faire preuve d'une inconséquence extrême ! Admettons que la plèbe sache se modérer et s'abstenir de juger, dans toute les circonstances où son information est insuffisante : on se verrait alors contraint d'avouer qu'elle serait bien digne de détenir elle-même le gouvernement, plutôt que d'être gouvernée. En réalité, comme nous l'avons dit, la nature humaine est toujours identique : tous les hommes sont insolents lorsqu'ils dominent et tous deviennent redoutables lorsqu'ils ne sont pas maintenus dans la crainte. Dans n'importe quel milieu humain, la vérité est considérablement déformée par des hommes, prompts à la colère ou faibles ( devant leurs appétits). À plus forte raison quand les plus hauts pouvoirs sont aux mains d'une minorité qui, pour prendre des arrêts, ne tiennent compte ni du droit ni de la vérité, mais de l'importance des fortunes en jeu.
Spinoza ( 1632-1677 ) : extrait du "Traité de l'autorité politique" Gallimard 1954