Fatima ne se sent pas vraiment chez elle dans ce qu’on
appelle pourtant son quartier, sa commune. Cachée sous sa djellaba, elle
ressent plutôt l’environnement comme « le
leur. Celui des hommes. » La commune s’appelle Molenbeek. Fatima,
étudiante à l’Université libre de Bruxelles, qui ne subit aucune pression religieuse
de la part de sa famille a pourtant choisi de porter le hijab. Pourquoi ? « C’était d’autant plus
incompréhensible qu’elle ne faisait jamais la prière et que personne ne se
souvenait de l’avoir vue dans une mosquée. »
De Fatima, Fouad Laroui fait dans L’insoumise de la porte de Flandre un bel exemple de personnalité
complexe, semblable à une matriochka dont chaque apparence en cache une autre.
Jusqu’à la nudité la plus complète. Quand elle passe le canal qui sépare, comme
une douve, les Marocains de Molenbeek et les Belges de Bruxelles, elle ralentit
le pas et accélère le brouillage des pistes : elle se change chez une
amie, devenant une jeune femme moderne et maquillée qui se rend dans le
peep-show où elle s’exhibe sous les yeux des hommes affolés par son corps. Elle
s’appelle alors Dany, attraction-vedette repérée par Johnny alors qu’elle
lisait Virginia Woolf dans un café. Elle avait accepté facilement la proposition
de son nouveau patron, qui n’y comprend rien. « Une Marocaine qui dit oui si facilement, une Marocaine de
Molenbeek ? Et cultivée avec ça, la langue bien pendue, pas bête et qui
lit même un livre difficile… »
Tout est dans les regards que portent les autres sur les
masques et leur dévoilement. Un regard, surtout, met le roman sous tension en
articulant sa progression narrative et psychologique. Celui de Fawzi dont
l’avenir est conditionné par les espoirs qu’il place en Fatima, sa future
femme. Il n’a aucun doute, bien qu’il prenne soin de s’informer et de
surveiller pour éviter les mauvaises surprises. Certes, Fatima a une excellente
réputation dans le quartier mais Fawzi n’est pas pressé et prend le temps de
tout vérifier. Puisque, de toute manière, dans sa tête trop simple pour
accepter des nuances, elle est déjà son épouse. Pour mériter l’union, elle ne
doit plus qu’être conforme aux attentes de son mari.
Or personne n’est moins conforme que Fatima. Elle n’ignore
pas l’homme qui la jauge, la juge. Et sa détermination est complète : elle
ne sera jamais à lui. Elle ne sait pas, en revanche, jusqu’où il est capable de
conduire son délire de possession. Car il est davantage question de possession
que d’amour, dans cette histoire. Et d’une proie qui ne se résigne pas.
Dans une œuvre qui, pour une bonne partie, explore les
relations conflictuelles entre les cultures, L’insoumise de la porte de Flandre donne à Fouad Laroui une
nouvelle occasion d’approfondir les questions qu’il se pose. Comme dans Les tribulations du dernier Sijilmassi,
un de ses précédents romans, la difficulté à se créer une personnalité propre
entre deux mondes où les langues qui les définissent créent des codes
divergents est au cœur du problème. Le problème de Fatima, d’abord, irréconciliable
avec elle-même à moins peut-être de briser le miroir qui sépare ses différents
personnages. En face, le problème de Fawzi, né de ce qu’il suppose, chez lui
comme chez les autres, d’une absolue et nécessaire cohérence, refusant les
failles et décidant de les combler à sa manière.
Fouad Laroui ne fournit pas les réponses à ses questions. Le lire est
cependant faire une partie du chemin pour résoudre des contradictions en
apparence insolubles.