C'est un sujet auquel je retourne.
L'occasion est la lecture d'un livre passionnant, le Voyager dans l'invisible de Charles Stépanoff. Dans cette synthèse sur le chamanisme, l'auteur repère des structures qui sont pertinentes pour le tantrisme.
Il y a, dans le chamanisme, une opposition entre deux modèles de relation aux esprits : la "tente sombre" et la "tente claire".
La tente sombre, c'est quand le chamane est dans une tente sombre, enfermé avec d'autres gens. Dans l'obscurité se font entendre des cris d'animaux. Incités par ces "amorces", l'imagination des gens dans la tente peut alors s'envoler et entrer en communication avec les esprits, chacun à sa manière. Dans ce modèle, le chaman cherche à mettre les gens en relation directe avec les "personnes non-humaines". C'est un modèle égalitaire, où le chaman s'efface comme intermédiaire. Il est là pour amorcer, pour lancer l'expérience, qui se continue sans lui (il est d'ailleurs ligoté : une idée à explorer avec les lamas tibétains ?). C'est une expérience exploratoire, individuelle, allant dans le sens d'une autonomie. L'imagination est stimulée, elle n'est pas passive.
La tente claire, en revanche, est illuminée par un feu ou par le soleil. Entouré d'un public, comme sur une scène, le chamane y vit seul l'expérience avec les esprits. Les gens autour ne sont que des témoins. Le chamane reste l'intermédiaire. L'imagination des gens reste passive, contemplative : les gens regardent, sans vivre ce que vit le chamane, qui leur raconte ses voyages à la fin et donne des indications pratiques, pour la chasse, pour retrouver un objet perdu ou pour une guérison.
Or, je suggère que ces deux modèles se retrouvent dans d'autres religions. Je parlerai ici du tantrisme.
A mon sens, le chamanisme est la "religion originelle", aussi vague que cela paraisse. J'entends par là indiquer une direction pour un questionnement. D'ailleurs, "chamanisme" est un concept, pas une religion.
Mon hypothèse est la suivante : Le tantrisme est un chamanisme. Le tantrisme est lui aussi un concept inventé, mais il est d'abord le shivaïsme qui, lui, est bien une religion.
Quoi qu'il en soit, le Shiva icônique, que l'on voit sur les images, est un chaman, qui vit dans la zone sauvage (jangala), entouré d'animaux, en marge de la zone civilisée (grâma) ; il est couvert de breloques, de choses qui font peur - crâne, cendres, serpents... - avec un trident (l'axe) et un tambour pour chanter et danser. Il hurle et profère des sons étranges comme "houdouk", peut-être une onomatopée du buffle. Avec ses chants il voyage, fait voyager à travers les mondes et il guérit, enrichit, séduit et détruit.
Le tantrisme, c'est la Voie des Mantras (mantra-mârga). Je fais l'hypothèse que les Mantras sont, à l'origine, des sons d'animaux, du moins des sons naturels, comme le sont, à la base, les chants chamaniques. Des Mantras comme houng, hrîm, saouhou, djoum saha, krîm, hrâh, kinikini, etc. n'ont pas de sens humain évident. Il en va de même pour les interjections védiques : om, hum, phat, svâhâ, vaushat, vashat, him, ahou, etc. ainsi que pour les syllabes du "Véda des chants".
Je rappelle qu'au sens stricte, les Mantras sont aussi des personnes. Des personnes non-humaines avec qui le tântrika entre en relation.Plus on s'élève dans la hiérarchie des révélations tantriques, plus la dimension chamanique devient évidente : les adeptes sont des chamanes qui se transforment en animaux et rencontrent des esprits animaux. Les Yoginîs se manifestent sous des formes animales.
Les formes de shivaïsme les plus anciennes sont chamaniques, dont font partie les fameux pâshoupatas, adeptes du Maître des animaux, Pashoupati étant aussi celui qui est "à la fois le Créateur (pati) et la créature (pashu)". Tout cela est chamanique du début à la fin. Voici un chant dédié à Shiva "Maître des animaux, maître du ciel et de la terre" (on a dyu-mati dans cette version chantée, "dont l'esprit est le ciel" ; mais dans d'autres versions on a indu-pati "maître de la lune") :
De plus, on retrouve dans le tantrisme/shivaïsme les deux modèles repérés par Stépanoff :
- dans le Siddhânta ou tantrisme initiatique dualiste, comme dans la "tente claire", tout est montré durant l'initiation. Le guru/chaman procède au rituel (trois jours pour l'initiation régulière) devant l'impétrant. Ce dernier reste spectateur, assis à côté du feu, comme dans la tente claire. Le guru fait tout : avec des Mantras, il s'empare de l'âme du disciple, lui fait traverser les mondes et l'unit à Shiva. Mais le disciple reste passif. Tout lui est montré, il ne fait presque aucune expérience, sauf quelques rêves destinés à corroborer qu'il est digne de l'initiation.
C'est un rituel, une mise en scène, très complexe. Les rituels de ce tantrisme dualiste (car l'âme y reste à jamais séparée de Shiva, même si elle en vient, après la mort, à partager son niveau de conscience) sont les plus complexes de tout le tantrisme.
Ce qui frappe quand on s'y plonge, c'est que tout est à l'extérieur, sauf les visualisations (mais elles aussi sont explicites), et tout est planifié jusque dans le moindre détail.
Il peut y avoir des spectateur, mais ils restent spectateurs, ils ne sont pas acteurs, même si, ici et là, untel peut visualiser ou ressentir. Il n'y a rien de spontané, aucune improvisation.Et le haut degré de spécialisation du rituel renforce et présuppose cette dualité : seul un virtuose peut accomplir le rituel. Cette sophistication est d'ailleurs un facteur de dualité entre le "prêtre" et les spectateurs, dualité qui fait écho au dualisme professé par cette tradition, avec son dispositif théâtral qui se retrouve dans les temples. La séparation entre sacré et profane serait ainsi un modèle d'origine chamanique, le résultat de choix anciens, le choix de la séparation, de la spécialisation, de l'hétéronomie.
On retrouve ce même modèle dans le bouddhisme tibétain (tantrique lui aussi) contemporain. Le guru agit, les autres participent, mais de manière contemplative, passive et sans aucune créativité. Le bouddhisme tibétain, presque partout, s'inscrit dans ce modèle hiérarchique et dualiste de la "tente claire".
Cette forme de tantrisme correspond donc au modèle de la tente claire, hiérarchique et inégalitaire, où les autres, en dehors du chamane/guru/spécialiste, ne créent pas le voyage. Tout ou presque reste à l'extérieur et la complexité des actions bloque un accès plus large.
L'autre modèle chamanique, celui de la "tente sombre" correspond au tantrisme transgressif, aux traditions kaula et au bouddhisme tantrique qui a imité ces traditions shivaïtes.
Les tradition du Koula (kaula, kula-dharma), en particulier, frappent par la place qu'elle accordent à la spontanéité et l'expérience intérieure, alors que le tantrisme, en général, n'accorde que peu de place à l'expérience. Dans la tradition du Koula, du moins dans ses branches anciennes (avant le XIIème siècle, en gros), l'initiation est simple sur le plan matériel. En revanche, l'expérience de l'impétrant est centrale. Si le disciple ne manifeste pas les symptômes (pratyaya) d'une expérience puissante, alors l'initiation n'a pas lieu. Le rituel ne fait que présenter au disciple des ébauches ou des amorces (âsûtrana) ; si "la sauce ne prend pas", la tradition estime que le disciple est trop inhibé par la peur instillée par la dualité (dvaita-shankâ), fondement de l'existence sociale (sâmânya-dharma).
Ainsi, son imagination est stimulée, plus que guidée. Par exemple, il ouvre les yeux devant un mandala tracé sur le sol, sur lequel ont été "installés" les Mantras. Il doit, par lui-même, spontanément et par sa vision intérieure (l'organe des chamanes) "voir" ces Mantras qui, je le rappelle, sont des personnes. Il doit être envahi par ces puissances mantriques et le montrer physiquement : il doit tomber face contre terre ou, du moins, trembler, vaciller. En revanche, si le gourou lui présente un objet impur (du point de vue de la société brahmanique), il doit le prendre "sans trembler". C'est ici le sens de l'adjectif nirvikalpa, qui ne signifie pas "sans concept", mais "sans dilemme", c'est-à-dire sans hésitation.
Ainsi, le modèle du Koula semble moins inégalitaire. Comme disait le maître tantrique à Bénarès dans les années 70, Râmeshvar Jhâ "je n'accepte pas de disciples, j'en fais des gourous". A cet égard, nous pensons aussi aux temples de yoginîs, ces mystérieuses constructions de pierre que l'on trouve dans les contrées sauvages de l'Inde, circulaires, sans toit, qui font penser à des "pistes d'envol" (l'expression est de David White) chamanique. La disposition circulaire, le vide au centre, l'absence d'agencement mandalique, c'est-à-dire féodal : tout ceci suggère une organisation moins hiérarchisée.
Cette distinction entre ces deux modèles est si profonde, que je me demande si elle n'est pas l'idée derrière la distinction revendiquée par nos contemporains entre spiritualité et religion.
On la retrouve dans l'enseignement : d'une part, le cours magistral qui consiste, par exemple, à philosopher devant les élèves ; de l'autre, le cours "à la Socrate" qui consiste à faire travailler les élèves, à les éveiller philosophes.
En outre, dans la tradition du Krama qui est la tradition tantrique la plus ésotérique de toutes, il n'y a plus d'icônes, ni de moudrâs (gestes et attitudes codifiées, aussi appelées karanas, postures divines), mais seulement des Mantras et un mandala circulaire avec un grand cercle dans lequel sont simplement disposés douze cercles identiques. Les "douze Kâlîs" y sont à égalité. Le terme de krama lui-même, qui signifie "marche (horizontale)", indique une manifestation multipolaire, sans hiérarchie fixe : "le centre est partout et la circonférence, nulle part".
Dans la même idée, l'agencement mantrique spécial de l'alphabet sanskrit nommé Mâlinî ("la Guirlande", car c'est une déesse, bien évidemment), qui ne respecte pas l'ordre conventionnel et qui exprime l'intuition que "tout est tout" (sarvam sarvâtmakam) ou que tout est plein de tout" (sarvam sarvamayam), rejoint cette volonté de bousculer les hiérarchies. Selon Abhinava Goupta, cet alphabet étrange est plus puissant, secret et profond que l'alphabet conventionnel, hiérarchisé selon un ordre rationnel.
Cela étant, je note, au passage, qu'une disposition circulaire n'est pas nécessairement le signe d'une organisation égalitaire. Par exemple, dans certains groupes soufis, on est en cercle, mais le "guide" reste l'intermédiaire incontournable pour accéder à l'énergie divine. Mais il faudrait approfondir cet examen, au vu des dimensions égalitaristes de l'islam. Au contraire, chez les Quakers, la disposition en cercle, quand elle est choisie, témoigne d'une volonté d'égalité explicite.
Je crois qu'il y a là une ensemble d'indices cohérent qui appuient mon hypothèse de départ : le tantrisme est un chamanisme.
Pour nous, aujourd'hui, ces découvertes sont importantes.
Elles nous confirme, si besoin était, qu'il existe et qu'il a toujours existé plusieurs modèles de société spirituelle. Ça n'est pas une "invention moderne", ni une perversion de la "Tradition Primordiale", mais une option, qui peut se faire, se refaire et se défaire. Un choix lourd de conséquences. Car il engage non seulement le vécu des gens durant un rituel ou une activité chamanique, mais encore il détermine l'organisation sociale, les relations familiales, matrimoniales et l'organisation politique, sans parler de l'économie. Mais le modèle "du gourou" n'est pas le seul possible, il ne l'a jamais été. Se prosterner devant un clergé ne va pas de soi. Toutes les hiérarchies ne sont pas naturelles et, même quand elles le sont, elles restent des options.Je pense que le modèle hiérarchique, passiviste et hétéronomiste de la "tente claire", de la dualité autrement dit, s'est imposé peu à peu dans l'histoire humaine.
Quand ? Comment ? Cela reste vague, mais le résultat est là. La modernité a ensuite été un réveil de la conscience, de l'aspiration à l'autonomie. Ensuite, la révolution industrielle a anéanti ce réveil. La culture de masse, le consumérisme, rendent les gens passifs, dépourvus d'imagination et d'initiative. Mais l'histoire - ce grand voyage dans l'invisible - n'est pas encore achevée.