Le mort a besoin d'une maison.
Ce n'est jamais celle que la tombe légèrement inclinée réserve
où deux dates se complètent comme des yeux.
Bien ailleurs il s'en va. Nul ne sait.
Dans l'ombre d'un toit autrefois il vécut, regarda le temps
prendre les jambes à son cou.
Les murs aujourd'hui effondrés
ne tiennent plus entre eux que par les anneaux du lierre.
Il est bien davantage dans l'eau qui tourbillonne
d'un ruisseau traversant la prairie
ou dans cet arbre dont le tronc penche
en attendant qu'il tombe dans très longtemps.
Ses demeures s'envolent, vagabondes.
Celles qu'il préfère sont des phrases
où revient une expression favorite
la répétition qui cherche en vain l'amour.
Alors, derrière, on le distingue, très faiblement
reconnaissable, jusque dans l'intonation assourdie.
L'écho dure à travers une minute profonde.
Le courant sans arrêt rebondit
sur des voyelles, des consonnes,
dents, salive, langue et respir.
Le son se prolonge, la main rencontre.
Les années croisent les secondes
sous l'oeil bienveillant d'une mémoire
qui ne veut pas grandir.
/
Quelqu'un traverse
apparaît, disparaît.
Par certains détails il nous dirait quelque chose.
D'autres assez rapidement le perdent de vue.
Car s'entrecroise en permanence le lacis
et tombe le rideau d'averses.
Depuis plusieurs couples d'années, cette couleur,
celle d'une écharpe
un manteau qui devient indiscernable dans la foule.
Au fond d'une goutte de café, un regard.
Bien d'autres actions qui lancent leurs lassos
leurs doigts en grappes
le soulèvement des talons pour courir.
Et, de nouveau, quelqu'un traverse
mal identifiable comme l'heure de notre mort
en attente, mais prête
ou les dentelles des fiançailles sous un cerisier.
Toutes les mentions, les questions locales
et temporelles, les déchets, le déchaînement,
la cohue du multiple et de l'indifférencié
les charrois, les manutentions,
le coefficient zéro, la tension qui baisse jusqu'à 7.
Et, de nouveau, quelqu'un traverse
dont, cette fois, on entrevoit les lèvres
qui délivrent le dernier mot.
Et les dents se referment.
Nous n’apercevons plus ceux qui viennent en face
ou se pressent au carrefour.
Nous devinons la traversée, nous la devenons
sans port d’attache, sans destination
l’appréhension seule d’un milieu inconnu
ni l’air ni l’eau ni le feu ni même la terre
habituelle consoeur.
Un milieu inconnu.
/
Mes traces emplies du bleu du ciel.
L'image s'égare-t-elle ? Rejoint-elle
une vérité que rien ne laissait prévoir
et qui soudain surgit ?
Je m'en veux parfois de mon immobilité crâne
alors que pourraient être parcourus
des kilomètres, des miles, des verstes.
Et je devance par prescience les découvertes
qui attendent sous la tente d'un arbre.
L'après-midi étend à perte de vue
les surfaces de terre originelle
le tapis à prière du colza.
Que j'aie relaté souvent de telles surprises
n'empêche pas qu'elles étonnent.
Je ne me crois suivi ni par les bêtes
ni par les hommes.
Le bâton du marcheur écarte les orties sans les rompre.
Il montre quelque révérence à se frayer passage.
On voudrait (tout lecteur impatient)
un acte se démultipliant dans le jour
ou la possibilité d'une étreinte.
L'événement se réduit à une compagnie de perdreaux
survolant les domaines.
Du fond du corps
la respiration interroge
et soulève la chemise ocre.
À la halte les pieds frémissent, tremblent
avant de repartir.
Celui qui vient de bouger
a reformé le cours du monde,
puis refermé.
Ses yeux maintenant pénètrent
une vaste plaine intérieure où l’été se devine
à certaines apparitions de bleuets.
Jean-Luc Steinmetz, 28 ares de vivre, Le Castor Astral, 2019, 152 p., 13€, pp. 44-48.
Jean-Luc Steinmetz dans Poezibao :
Le jeu tigré des apparences (parution), extrait 1, ext. 2, [note de lecture] Jean-Luc Steinmetz, "Et pendant ce temps-là", par Jacques Morin, (note de lecture) Jean-Luc Steinmetz, "Vies en vues", par Jacques Morin, (Revue) Nu(e), n°68, Jean-Luc Steinmetz, (Note de lecture), Jean-Luc Steinmetz, 28 Ares de vivre par Jacques Morin