Beata Umubyeyi Mairesse. J'avais beaucoup aimé ses deux recueils de nouvelles Ejo et Lézardes (La Cheminante), découvert avec délectation sa poésie dans Après le progrès (La Cheminante). Avec son premier roman, je suis définitivement conquise...
Ourlé d’une poésie délicate qui ravaude les chagrins, Tous tes enfants dispersés met en scène le personnage de Blanche, qui a fui le Rwanda pendant le génocide des Tutsi en 1994. Cachant dans un angle mort son passé douloureux, elle s’est construite une vie en France avec son mari et son enfant métis Stokely. Après trois années d’exil, Blanche retourne dans la ville des origines pour rendre visite à sa mère Immaculata. Et tenter de « tisser une virgule entre hier et demain ». Mais l’exil a creusé une distance entre elle et son pays natal :
« Mon voyage de retour. Je croyais l’avoir accompli en venant dans cette maisonde la grande-rue de Butare où j’ai grandi à tes côtés. Pour toi, désormais, j’étais de là-bas. Ton fils était un revenant, moi je n’étais plus qu’une passante, une plante exotique importée, qui aurait mal supporté la vie sous tes latitudes et qui avait enfin été rempotée dans son terreau d’origine. Une Française. »
Dans ce singulier récit des origines et de la transmission, porté par les voix de trois générations, Beata Umubyeyi Mairesse aborde les relations familiales par le biais des héritages traumatiques et la façon dont la grande Histoire bouleverse la vie des petites gens. La possibilité d’une résilience. Ainsi, tout au long de ce texte riche de mots réparateurs et colorés, ressuscités des réminiscences olfactives de l’enfance, celle qui est restée et celle qui est partie retissent le fil brisé à paroles comptées.C’est à mots réduits qu’elles échangent dans ce roman qui raconte comment les silences pèsent sur une maisonnée. Entre ces deux êtres empêtrés, l’ineffable du génocide. La culpabilité de Blanche. Les troubles du frère Bosco de retour des combats. Mais aussi tout un passé de non-dits autour de l’histoire familiale symbolisé par des symptômes physiques égrenant les pages : l’arrière-grand-mère Anastasia a « un tout petit filet de voix », Immaculata perd la parole à la mort de son fils et le petit-fils Stokely vient au monde avec un frein de langue trop court avant d’être nommé par erreur sur le livret de famille Kunuma, qui signifie « devenir muet ».
« Le silence est une arme défensive, lisse et froide, dont les femmes peuvent se servir la vie entière contre les hommes, contre leur progéniture, contre elles-mêmes. C’est une prison sans murs. Se pendre avec sa langue, n’est-ce pas cela que j’ai fait ? Tu te souviens qu’on avait autrefois un ministère de la Condition féminine ? J’ai toujours trouvé cela cocasse, une seule femme désignée par le président pour porter la voix des femmes. Ont-ils la moindre idée de ce que c’est, « la voix des femmes » ? Ceux qui disent que nous sommes bavardes ignorent tout des fleuves de mots que nous taisons. Que se passerait-il si nous nous mettions à parler littéralement, à dire les désirs innombrables d’avortements, les désirs liquéfiés de jouissance interdite, les désirs brûlants de pouvoir absolu ? Que se serait-il passé si, au lieu de ne m’ouvrir que le ventre, le médecin m’avait ouverte tout entière, avait mis à nu mon cœur et ma gorge qu’on appelle si bien umutemeli w’ishavu, le couvercle du chagrin ? » chuchote Immaculata.
Mais les mots ressuscitent et c’est un émouvant texte de réconciliation sondant les questions du métissage, de la maternité et de la féminité, qui s’offre au lecteur. Empreint d’une force libératrice, Tous tes enfants dispersés épingle avec résolution toute forme d’assignation ou d’injonction imposée par un système dominant, qu’il soit d’hier ou d'aujourd’hui, patriarcal, colonial ou raciste, ainsi que la possibilité de s’affranchir de toute entrave. A travers ces figures de femmes et de mères résistantes qui reprennent en main leur histoire, ce livre parcouru de belles éclaircies célèbre la force de vie qui anime chacun d’entre nous et notre inextinguible quête d’un endroit où se sentir chez soi.
Sarah Gastel, une critique pour le blog collaboratif Chez Gangoueus
Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersésEditions Autrement, première parution en 2019