Pendant deux ans, le temps de faire son deuil du décès de sa mère Jeannine Schmitt, née Trolliet (1930-2017), survenu quelques jours avant son cinquante-septième anniversaire, Eric-Emmanuel Schmitt, né le 28 mars 1960, tient un journal, Journal d'un amour perdu, celui qu'il avait pour sa mère. Il le tient parallèlement à ses autres activités, nombreuses:
Le travail sauve.
Il m'a toujours arraché à mes marasmes.
En effet, il codirige à Paris le Théâtre Rive Gauche; il poursuit son œuvre d'écrivain (La Vengeance du pardon paraît en 2017, Madame Pylinska et le secret de Chopin en 2018, Felix et la source invisible en 2019); il est comédien; il est metteur en scène; il voyage à l'étranger pour la promotion de ses livres; il est obligé d'en lire parce qu'il est académicien Goncourt.
Dans ce journal de deuil, il dit ce que sa mère était pour lui: Maman ne m'est pas apparue: j'en suis apparu. Nous faisions corps. D'une fusion primitive, nous avons progressivement dérivé, ce qui peu à peu nous a individués. Il dit que, juste après l'annonce de sa mort, il est devenu orphelin (son père était mort cinq ans plus tôt): Je ne suis plus l'enfant de personne.
Au fil de la plume, il livre dans ce journal non seulement tout ce qu'il doit à sa mère (qui l'a notamment initié au théâtre en l'emmenant, l'année de ses dix ans, aux Célestins de Lyon assister à une représentation de Cyrano de Bergerac) mais également quelques aveux qui le révèlent dans son humanité et quelques réflexions inspirées, que j'ai choisies de citer à dessein, en toute subjectivité:
La vraie sagesse ne revient pas à détenir des certitudes mais à apprivoiser l'incertitude.
La foi n'est pas un savoir mais une façon d'habiter l'ignorance.
Une vie de création ne se révèle pas une vie de domination, mais une vie de servitude. On donne tout de soi à l'œuvre qui veut naître.
Ce n'est pas une mère qui me manque, c'est elle.
On doit parler du deuil en se gardant d'endeuiller, on doit troubler en évitant de semer un trouble irrémédiable.
Absurdité du suicide: on sait ce que l'on fuit, on ignore ce que l'on trouve.
Ma mère ne me voulait pas seulement en vie, elle me voulait heureux. Envers elle, j'ai un devoir de bonheur.
Une fiction mille fois ressassée finit par prendre l'épaisseur de la réalité.
Quand un enfant vient au monde, une mère aussi vient au monde.
On pense moins à la mort quand on se bat concrètement pour la vie.
J'aime la vie d'un amour renforcé par la peur de la perdre.
Se méfier de deux assassins: la nostalgie, l'espoir. Ils tuent le présent.
Rien de moins unique que de se croire unique.
A la fin de ce journal, qui aura été pour lui un viatique, il conclut:
Voilà que se termine le voyage de deux années: je le percevais comme une errance, c'était en fait un chemin.
Francis Richard
Journal d'un amour perdu, Eric-Emmanuel Schmitt, 256 pages, Albin Michel
Livres précédents chez le même éditeur:
La nuit de feu (2015)
L'homme qui voyait à travers les visages (2016)
La Vengeance du pardon (2017)