(Anthologie permanente) Andreas Unterweger, Le Livre jaune

Par Florence Trocmé


Les éditions Lanskine publient Le Livre jaune d’Andreas Unterweger dans une traduction de Laurent Cassagnau.
« Dans une maison jaune isolée au milieu de champs jaunes vivent sept jeunes garçons avec leur grand-père et un chat. Cette solitude n’est interrompue que par les visites d’un « homme des bois » et la construction d’un bâtiment qui met les enfants en présence de nouveaux voisins. Cette vie idyllique, faite de baignades dans la rivière et de jeux d’Indiens, cache des failles. Celles-ci ne sont pas tant provoquées par la réalité elle-même que par l’expérience, renouvelée de chapitre en chapitre, de la distance qui sépare les mots et les choses, l’être et le paraître, le monde des adultes et celui des enfants. Les personnages sont sans cesse confrontés à des situations et des phénomènes pour lesquels ils cherchent des mots adéquats. Inversement, les noms et les mots qu’ils rencontrent sont interrogés quant à leur sens et réalité. »
Extraits :  

FAUNE DU PAYS JAUNE (I)
LE CÉTACÉ DES NUAGES
et quatre autres animaux
« Ah »,

soupira Castor un après-midi, comme il traversait la route des fourmis qui passait autour de la maison jaune, « il faudrait être minuscule ! Une fourmi comme ça, par exemple », poursuivit-il en s'accroupissant vers une comme ça, « vit les plus grandes aventures à chaque pas qu'elle fait... Un caillou »,
dit-il, lui qui était installé sur le chemin caillouteux, « c'est un rocher pour elle... le plant de pommes d'amour, là : un arbre gigantesque... Et là, ce peu d'eau qui coule d'un arrosoir, pour elle qui est si petite, c'est vraisemblablement véritable lac de baignade... – Mais quelle est ennuyeuse »,
se lamenta-t-il en se relevant et en s'appuyant sur la vieille meule qui délimitait la plate-bande, « quelle est ennuyeuse », répéta-t-il comme, encore dans l’ombre des sapins, il pénétrait dans la forêt humide, « mais quelle est ennuyeuse », conclut Castor alors qu'il se dirigeait, les palmes sous le bras, vers la rivière,
« cette vie que nous menons !»
Les poissons
Quand nous descendions vers la rivière, nous discutions : quand nous nous baignions, nous parlions les uns avec les autres ; quand nous ressortions de la rivière, quand nous étions assis ensemble dans les hautes herbes, et que, dégoulinant, tremblant, soufflant, nous regardions l'eau, nous avions, nous, les garçons de la maison jaune, toujours quelque chose, et plus que ça même, à nous dire.
Mais quoi que nous ayons eu à nous dire après la baignade, c'était toujours moins qu'avant la baignade ; après, nous étions toujours moins nombreux à prendre la parole qu'avant ; et plus nous allions nous baigner, plus nous restions sur l'herbe, mouillés, et plus rares se faisaient nos remarques, plus longues les pauses entre les phrases, plus nombreux étaient ceux qui parmi nous : se taisaient.
C'était bien comme Grand-Père, qui avait toujours raison, avait l'habitude de le dire : « L'eau fatigue ».
Et c’est pourquoi, selon Castor, les poissons étaient aussi : muets.
La grenouille

La grenouille, disait Castor, était comme lui, Castor, un être qui habite deux mondes : elle est chez elle sur terre et dans l'eau, dans la rivière et dans la prairie, dans l'eau de la rivière baignée par la lumière jaune du soleil matinal et dans le jaune des renoncules des marais qui poussaient dans la prairie entre la maison et la rive, et qu'il traversait, lui, Castor, en été, tous les matins, pour aller à la rivière.
Effectivement, continuait Castor, ils partageaient, les grenouilles et lui, matin après matin, le même chemin. Chaque fois que lui, Castor, arrivait au bord de la rivière, il y avait là déjà plusieurs grenouilles qui, à peine était-il arrivé à la rivière, plongeaient dans la rivière, et un jour, continua Castor, lui qui, jour après jour, sans la moindre hésitation, sautait à la suite des grenouilles, il en avait même, en plongeant dans l'eau, avalé une.
Aujourd'hui encore, disait Castor, il pouvait sentir au plus profond de lui-même, cette grenouille, cet animal qui, dans son existence clivée, avait avec lui, Castor, beaucoup d'affinités : il pouvait encore la sentir, oui, plus vigoureusement que jamais, – « avec la régularité d'une horloge ! » – disait-il, la sentir garder son rythme de grenouille quand elle faisait ses mouvements de brasse ; sentir la grenouille, pour qui le corps de Castor était devenu la rivière dans laquelle Castor plongeait lui-même matin après matin, nager dans son cœur, à lui, Castor.
Et en vérité : quiconque n'accordait pas de crédit aux paroles de Castor, quiconque doutait de l'existence de cette deuxième âme dans la poitrine de Castor, n'avait qu'à poser la main sur la poitrine de Castor, de préférence un peu au-dessous du téton gauche de Castor, entre le téton et la tache de naissance jaune argile qui luisait à gauche au-dessus du nombril de Castor...
Quiconque posait la main à cet endroit, pouvait la sentir.
« Grenouilla villagensis »

Dans le village, racontait Castor (qui, après y avoir été un jour avec Grand-père, ne parlait plus d'autre chose) il avait découvert une nouvelle espèce d'animal : une sorte de grenouille, mais une espèce, il est vrai, qui se différenciait fortement des espèces de grenouille que l'on rencontrait sous nos latitudes. Car il lui manquait, s'exclama-t-il, pris par l'ardeur propre au savant, rien moins que toute une dimension !
En effet : contrairement à nos grenouilles, c'est-à-dire : à la grenouille commune des rivières, pontifia Castor, la « grenouilla villagensis » comme il l'avait appelée, n'habitait que deux dimensions, à savoir la longueur et la largeur. La grenouille de village ne s'élevait pas en hauteur, bien au contraire : son corps était parfaitement plat, « flat comme une peuille de papier », dit-il.
Il aurait également étudié très volontiers les mouvements de cette créature. Mais malheureusement, conclut Castor, l’animal était déjà mort. « Grand-Père m’a dit qu’elle avait été écrasée par un tracteur. »
La baleine
« C'est une occupation étonnamment agréable », dit Castor un midi, alors que nous venions, nous, les garçons, de nous allonger dans la mousse à l'ombre des sapins, « d'être allongés sur le dos sous un arbre comme ça et de regarder en l'air. On a l'impression de regarder dans une mer aux profondeurs abyssales. » – « Oui », soupirai-je, et « Oui », soupirèrent tous les autres ; et lorsque nous vîmes que
loin au-dessous de nous, loin même des coraux verts sapin qui se balançaient dans les vagues du ciel transparentes comme du verre, une baleine des nuages glissait, blanche, à travers les profondeurs, nous fermâmes, sans hésiter plus longtemps, les yeux et inspirâmes profondément : et, poussant vigoureusement des pieds sur notre bouée de mousse pour prendre notre élan en direction de son gigantesque corps qui suivait paisiblement le doux courant,
nous plongeâmes.
Andreas Unterweger, Le Livre jaune, traduction de l’allemand (Autriche) par Laurent Cassagnau, collection « Régions froides », éditions Lanskine, 2019, 224 p., 20€, pp.79-84
Né à Graz (Autriche) en 1978, Andreas Unterweger a terminé en 2004 des études d’allemand et de français. Tout à la fois écrivain, musicien et rédacteur de la légendaire revue manuskripte, il a publié cinq livres, tous parus chez Droschl. Des textes en français ont été publiés dans des revues telles que Po&Sie et Place de la Sorbonne. Il a reçu le Prix manuskripte en 2016 et en 2009 le Prix de l’Académie de Graz.
Le Livre jaune est son premier livre traduit en français et le premier de la nouvelle collection « Régions froides ».