(Les Disputaisons) La critique en poésie, Anne Malaprade

Par Florence Trocmé

Poezibao propose une nouvelle rubrique, intitulée Les Disputaisons. Il s’agira à chaque fois de débattre d’une question littéraire, en donnant la parole à plusieurs intervenants sollicités directement par le site.
Poezibao inaugure cette rubrique avec une première série à parution aléatoire, qui comportera sans doute une quinzaine de contributions. Le thème : la critique en poésie. Cette nouvelle rubrique comme cette première Disputaison ont été conçues par Jean-Pascal Dubost (lire ici la demande adressée aux contributeurs sollicités pour cette première disputaison)
  

Anne Malaprade

Je crois avoir très rarement publié des comptes rendus concernant des livres mauvais et donc pas aimés, alors que j’en ai rédigé un certain nombre destiné à des comités de lecture ou des institutions tels le CNL. Dans ce dernier cas, je ne choisis pas le livre mais m’engage avant sa lecture à rendre compte de sa spécificité, travail que je considère alors comme un service, un devoir, un dû, une réponse à un contrat, bref une sorte de « commande » qui exige une forme de neutralité bienveillante et responsable : professionnelle, efficace, tranchée aussi bien que tranchante. Un ordre ? J’exécute, sans état d’âme, parfois au double sens du verbe. J’exécute, sans mon corps et sans corps. La proposition de Jean-Pascal Dubost est l’occasion d’essayer de comprendre ces gestes parallèles. L’un, visible et heureux, destiné à des lecteurs anonymes et inconnus — la publication d’une note concernant un livre volontairement élu. L’autre, relativement invisible, plus ou moins heureux, parfois assez malheureux, destiné à un commanditaire qui est aussi un « supérieur hiérarchique ». D’une part écrire une note sur un texte ouvrant un monde sensoriel et que j’ai choisi pour cette raison, puis le proposer à une revue ou un site afin de la publier. D’autre part écrire un « rapport » sur un texte que je n’ai pas choisi, que je vais ou non aimer, mais cette fois pour le compte d’un « patron », d’une institution, d’une structure déterminée…
La lecture de certains livres me donne envie d’écrire, et cette envie à son tour me donne envie de publier. Dans le mot « envie » je vois et entends plutôt l’expression « en vie ». Je suis en vie quand j’écris, dans la vie, dans une vie vraiment vivante. Or j’aime écrire : c’est brûlant, intense, érotique, toujours pulsionnel, « ça » passe en moi, et la publication fait (permet) que « ça » (une vie allumée ?) ne s’y arrête pas. Je lis, entre autres, pour écrire, parce que ça va me faire d’écrire et poursuivre ma lecture par l’écriture, parce que ça me lance, me nourrit, me donne une énergie et un carburant : mots et pensées, phrases et propositions ouvrent une scène ou un monde. Ce qu’un texte plat, fade ou inconsistant est incapable de produire, impuissant à me donner. Je ne peux écrire que pour témoigner d’une rencontre. Pour exprimer à mon tour quelque chose qui soit juste (utile ? intéressant ? vivant ? vrai ?), je dois être touchée, arrêtée, surprise, inquiétée, bouleversée, questionnée par une langue étonnante qui configure son réel et reconfigure le mien. C’est afin d’essayer de comprendre cette force, ce plaisir obscurs et certains, cette mise à l’épreuve par le texte, que je mets des mots sur ce que je lis, tentant de prolonger et de suspendre ces multiples affects qui me traversent lors de ce carambolage avec le texte. Un accident, c’est de cela qu’il s’agit. Écrivant le mot « accident » le souvenir de Crash ! de J. G. Ballard me passe dans le corps. Ce qui m’attire et me séduit, c’est ce que je ne comprends pas, c’est ce qui m’interpelle, me dérange, me surprend, me criblant d’éclats verbaux non identifiés… Dire quelque chose d’un texte qui me déplaît, ce serait comme me forcer à coucher avec un homme pour lequel je n’éprouve aucune attirance, ou frapper un être faible et malade, un être à terre et déjà sans vie, un mort-vivant.
Il me faut éprouver un attrait pour une étrangeté qui éveille le désir de mots en moi, des mots la plupart du temps enfouis et arrêtés, en état de somnolence, mots attentifs cependant, prêts à reconnaître d’autres mots magnifiques et inquiétants, à les affronter, les provoquer pour aller au-devant d’eux. Des mots miens qui s’efforcent de cerner l’étrange sans pour autant le circonscrire. Des mots en moi qui entretiennent et protègent l’Autre dans le livre, qu’il soit fulgurance ou suspens. Un texte existe, crépite, il me saisit, se saisit de moi. Rendre compte de ce rapt silencieux et irradiant. Toutes les vibrations, les chocs, les ruptures, les excitations qu’il occasionne, il devient nécessaire d’en dire quelque chose, pour témoigner d’une beauté ou d’une laideur qui heurtent autant qu’ils éblouissent.
Un texte maladroit, bancal et/ou prétentieux, m’ensommeille jusqu’à m’assommer : me donne un sentiment de vanité et d’inertie que je n’ai pas la curiosité d’explorer. Je considère comme une relative perte de temps de lui consacrer du temps. Car pour écrire sur un livre il me faut l’apprivoiser, mesurer et provoquer ses capacités explosives. C’est cette aventure temporelle, qui s’inscrit dans la durée, que l’écriture critique telle que je l’entends voudrait accompagner. Un texte fade et convenu, je crois le comprendre assez rapidement, et il n’y a finalement aucune excitation intellectuelle ni physique à dire et nourrir cet engourdissement. Je dis bien ennui, et non malaise — le malaise, lui, est justement insaisissable et fuyant : une donnée oblique à laquelle l’écriture doit se confronter. Je ne connais le plaisir d’écrire que lorsqu’il s’agit d’accompagner une discontinuité et un tempo : ces qualités, les livres généreux me les offrent. Ils font tumulte en moi. J’observe ces révolutions intérieures autant que je lis et relis le projet qui l’a ordonné.
Un texte fort est un texte qui me dépouille, qui prend les armes et pille quelque chose. Pourtant il donne et transmet. Et je dois et je veux, dans l’urgence, répondre de cette expérience.
Finalement, c’est très facile de me dire, et a fortiori de dire à autrui pourquoi tel livre m’indiffère. Ce texte sans adresse est un texte sans arme ni aventure, sans tenue ni mystère. Il en dit déjà trop : d’emblée il se montre dévoilé, contrôlé contrôlable, bavard et redondant, ou silencieusement factice. Lui répondre c’est répondre à l’évidence. Ou plutôt c’est répondre à une question qui n’est même pas posée : une question dont je sais qu’elle est déposée ailleurs, dans d’autres livres, d’autres lieux, d’autres corps. Alors je continue de la chercher, ne m’arrête pas cette fois. Répondre au convenu c’est répondre à l’ennui par une pratique qui m’ennuie et dont j’imagine qu’elle ne peut qu’ennuyer les lecteurs et l’auteur concerné. Par contre, ces textes dont je sens et j’imagine — car il y a bien sûr une part essentielle de projection fantasmée dans toute critique — que ma lecture ne pourra jamais achever leurs mouvements secrets, ils déclenchent un désir au travers duquel je leur donne une part de moi, afin de témoigner d’une rencontre improbable, qui a toute la vie, toute ma vie, toutes les vies devant soi.
©Anne Malaprade