Poezibao propose un nouveau feuilleton, signé Siegfried Plümper-Hüttenbrink. Une série d’enquêtes, avec indices à l’appui.
Deuxième épisode : « Corpus scribens »
ENQUÊTE (II)
Corpus scribens.
Je n’ai pas bien en main l’aptitude à écrire. Elle va et vient comme un spectre.
Franz Kafka - Journal.
… il savait que son corps s’éloignait, le laissant dans la pièce comme une ombre, une
tache, une pensée qui imprègne les lèvres et tombe
Claude Royet-Journoud - Les natures indivisibles.
1
Sur quoi un corps prend-t-il appui en écrivant ?
Sur une feuille, et qui peut fort bien n’être qu’une feuille volante.
Sur une main, mais qui se dérobe et reste le plus clair du temps en deuil de son détenteur.
Dans une bouche, encore qu’elle reste obstinément muette. À peine si un souffle est encore audible et qui reste sans voix d’auteur.
Facio ipsum locus mutus : - écrire fait de moi un lieu muet. N’ayant plus de bouche pour me dire de vive-voix. Aussi, tout en écrivant, faut-il me taire, et tout en cherchant quoi te dire. Curieuse posture, presque intenable, où dire et taire s’échangent leurs rôles respectifs. Comme s’il s’agissait de livrer à mots couverts ce qui devait rester tu ou de taire ce qui s’attendait à être dit. Si bien qu’au final on préfèrerait rester bouche cousue, et quitte à se retrouver en état d’apnée. Ne sachant plus quoi dire ni taire.
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Que seraient les signes distinctifs auxquels on peut reconnaître et identifier un corps qui écrit ? On n’en sait trop rien, sinon que ce corps mute de l’intérieur dès qu’il s’inscrit noir sur blanc. Par l’on ne sait quel sortilège, il acquiert un souffle et une tension artérielle qu’il n’a pas d’ordinaire. Un froid soudain peut l’envahir, alors qu’il a la nette sensation de prendre feu. Et sa bouche qui bée a soif de silence. Mais on est loin de pouvoir localiser au scanner ses points névralgiques, ses zones de haut ou de bas-voltage, ses moments d’éclaircie ou de confusion ? Certains vont jusqu’à dire qu’il use de son sang comme d’une encre indélébile pour écrire. D’autres qu’il est l’équivalent d’un corps-fantôme et pour lequel il ne saurait y avoir de témoin. Aussi son existence reste-t-elle toute hypothétique. Et on ignore tout des passages à vide qu’il traverse et des transferts de pensées qu’il effectue, toujours en rescapé solitaire, et qui se sait introuvable.
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À première vue, je ne distingue en lui qu’une silhouette : - celle, esseulée et muette, de quelque scribe veillant dans la pénombre et qui aurait pour charge de fourbir des histoires à vous faire dormir debout.
Où est passée ma bouche ? – est une question qu’il est en droit de se poser. L’aphonie le guette au tournant du moindre mot. C’est à peine s’il n’aspire pas à recourir à une bouche d’emprunt ou à la bouche dite d’ombre.
Quant à la scène au fort de laquelle ce corps en viendrait à s’incarner, tout porte à croire qu’elle reste foncièrement injouable, même dans un film. Vu qu’on y donne le congé à sa propre personne, la laissant s’absenter ou disparaître, et ce en l’absence de tout témoin. Seul un aparté, joué en huis-clos, pourrait sans doute esquisser une telle éclipse de soi.
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Écrire n’irait pas sans une initiation aux signes. Sans doute y va-t-il même d’une quête, mais qui n’a rien de spirituelle. On ne tient pas à arguer d’une scène originaire, et encore moins d’une remontée aux sources mythiques de l’humanité. On souhaiterait seulement sonder ce mystère qu’est l’absence réelle des êtres et de toutes choses tel que les signes nous la livrent en négatif. Un mystère qui a le pouvoir de vous faire entrer en présence de votre propre absence dans les lieux où l’on se retrouvait à écrire, en reclus, injoignable pour quiconque. On reste alors vacant, évidé de pied en cap, et pour n’être plus que l’ombre portée d’une ombre et qui assurera votre éventuelle disparition. Mais s’incarner ainsi in absentia, sous les auspices de « l’absente de tout bouquet » ou en s’éclipsant par une « disparition élocutoire », cela ne relève-t-il pas de la mystification, voire d’un fantasme d’absentéisme ? Quelque travers contracté par mégarde au cours des jeux qu’on s’inventait enfant pour se faire disparaître ? De préférence en rescapé solitaire, échoué sur une île.
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Aux dires de certains, écrire est avant tout un effort de localisation, et qui s’effectue à 4 pattes, dans le noir, et dans la totale ignorance de ce qui vous attend. À tâter, presque en aveugle, des multiples prises qu’offre soudain le moindre mot dès lors qu’il devient un corps conducteur avec lequel frayer des pistes et faire signe à tout venant. Faire signe, comme en dernier recours, et pour savoir qui et où encore être, alors qu’on est en passe de n’être plus personne, plus nulle part. S’entêtant à livrer par écrit des preuves tangibles et infalsifiables d’une existence qu’on devine être fictive, vécue comme de seconde main, et dont l’ADN reste inscrit dans les étoiles. Cet ADN qui décidera du sort qui vous est échu, et dont vous aurez à répondre par écrit, noir sur blanc, en vue de l’authentifier comme étant tout à la fois une destination et un destin.
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L’acte d’écrire n’apporte en rien un surcroît d’être ou un supplément d’âme. Le soi-disant miracle créatif n’est qu’un mythe colporté au travers des âges. Qui écrit, pactise avec une forme de désêtre. Il se retrait en solitaire. Se terre et se tait, en bout de langue. Là où la bouche n’est plus faite pour parler. Et cela n’irait pas sans une sourde terreur qui étreint, fait nœud en fond de glotte. Car tôt ou tard, on se retrouve hors abri et sans appui. Devenu inlocalisable pour soi-même et injoignable pour quiconque. Démis de soi et démuni de voix. Tout indique même que vous êtes porté pour disparu ou pris pour un déserteur.
Et sans doute ne commence-t-on vraiment à écrire qu’en s’engageant ainsi, à corps perdu, dans cette disparition de soi et pour laquelle nul témoin n’est envisageable. Si une trace écrite vient alors à jour, elle n’est plus qu’une sorte de sauf-conduit pour se perdre. Perdre à tout jamais vue et connaissance de celui qui dut l’inscrire pour en faire signe avec. Car au final, seul une main subsiste, qui se mettra à écrire en deuil de son détenteur, et qui lui ira comme un gant.
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Contrairement à ce que la plupart des biographes tentent de nous faire accroire, écrire ne touche en rien au natal, à ce qui s’assigne à résidence, et encore moins à l’inscription en nous d’un soi-disant lieu de naissance. Qui écrit reste toutefois en quête d’un lieu d’où s’extraire. D’où s’exhumer en déserteur, et ce de son vivant, alors qu’il est d’ores et déjà tenu pour mort, porté pour disparu.
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La terreur le guette. Une terreur faite de liesse. Elle étreint ou dilate son souffle, en l’irradiant de l’intérieur. Au dire de certains neurologues qui durent la sonder, l’emprise de cette terreur serait de nature électro-magnétique, et l’attraction qu’elle exerce n’irait pas sans une sourde répulsion. Car si elle est susceptible de vous galvaniser d’un surcroît de vie, elle peut tout aussi bien vous tétaniser en vous laissant aphone. Attifé d’une bouche qui bée d’analphabète, l’on reste alors comme transi de froid, cherchant quoi dire, quêtant le moindre mot en bout de langue, avant que son inscription n’aille virer en incision sous cutanée.
Qui se risque à écrire ainsi – « intus et in cute » - n’est plus qu’un scripteur, quelque sismographe procédant par zigzags, dans l’exact prolongement de ses nerfs, et au risque d’y laisser sa peau. La séquence d’un film de Werner Schroeter intitulé Deux pourrait nous le signifier en clair. On y voit une Isabelle Huppert hagarde, s’échinant à griffonner à la hâte et comme en dernier recours les mots d’une lettre qu’elle finira par déchirer. Comme si l’avoir écrite tenait d’un acte conjuratoire, pour mettre un terme à ses propres hantises intimes. En finir avec ce qui la scinde en Deux sous la forme démonique d’un sosie ou d’une doublure d’elle-même, et avec qui elle entrera en duel tout au long du film.
Dans l’arrêt sur image extrait du film, on la voit qui rédige cette lettre en prenant pour support la vitre d’un train et en se disant que « ce train va la faire disparaître ». En guise de preuve, on entre-aperçoit du reste la doublure de son visage reflétée par la vitre. Quant à cette esquisse de lettre, où il y va de sa vie alors qu’elle se retrouve en instance de mort, elle en vient à la formuler au plus abrupt, comme on le ferait d’un SOS, en se faisant dire ce qu’elle tente d’écrire, en le proférant en voix-off et en face à face avec elle-même, comme l’atteste le reflet vitré de son visage. Un visage spectral, qui semble se profiler tel un négatif photographique dans la vitre d’un train où il est en passe de disparaître.
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Pascal Quignard regrette qu’on ne fasse guère état des avanies et des travers qui guettent celui qui se mêle d’écrire. Et encore moins du caractère déceptif, voire dépressif du texte saisi et mis au propre, alors que sa rédaction fut plus que véhémente, vécue dans les affres et les émois d’une pensée d’ensauvagé, de qui a rompu momentanément tout commerce verbal avec ses semblables, et pour s’adonner en solitaire à une science des traces, de ce qui fait lien en toute trace, et s’avère index de vie ou de mort. Les lignes inscrites dans la paume de nos mains pourraient nous le confirmer. Ne dit-on pas qu’elles scellent à tout jamais notre destin ?
Image, Isabelle Huppert, extrait du film Deux de Werner Schroeter
©Siegfried Plümper-Hüttenbrink