[...] Ah ! que nous irions loin ! qu'il naîtrait de beaux ouvrages, si la plupart des gens d'esprit, qui en sont les juges, tâtonnaient un peu avant que de dire, cela est mauvais, ou cela est bon ; mais ils lisent, et en premier lieu, l'auteur est-il de leurs amis ? n'en est-il pas ? Est-il de leur opinion en général sur la façon dont il faut avoir de l'esprit ? Est-ce un Ancien ? Est-ce un Moderne ? Quels gens hante-t-il ? Sa société croit-elle les Anciens des dieux, ne les croit-elle que des hommes ?
Voilà où l'on débute pour lire un livre. On lit après ; et que lit-on ? Sont-ce les idées positives de l'auteur ? Non, il n'y a plus moyen ; son nom, son âge et sa secte les ont métamorphosées, toutes gâtées d'avance, ou toutes embellies.
On ne saurait s'imaginer le droit que ces bagatelles-là ont sur l'esprit humain, ni toute la corruption de goût dont elles le pénètrent, ni toute l'industrie machinale, qu'elles lui donnent, pour se falsifier à lui-même ce qui lui passera devant les yeux, pour diminuer, augmenter, arrêter, détourner le plaisir ou le dégoût des sentiments qu'il reçoit.
Après cela, on porte son jugement, parce qu'il faut qu'un homme d'esprit juge ; ne fût-ce que pour mettre son orgueil en possession du respect que ses amis auront pour ce qu'il pense ; et qu'enfin il est comptable à l'attente où ils sont d'une décision quelconque.
On lui fera peut-être des objections de bon sens quand il aura prononcé ; mais voilà qui est fait, il a jugé. Dût son sentiment pervertir le goût de tout le genre humain ; se doutât-il, malgré lui, qu'il s'est trompé ; plutôt que de se dédire, il armera son esprit contre son esprit même ; il confondra ses lumières par ses lumières mêmes ; il s'irritera de voir clair après coup, et parviendra à se persuader qu'il ne voit rien ; tout cela, pour se conserver de bon droit l'honneur d'avoir tout vu d'abord ; car notre amour-propre est inconcevable [...].
Cependant, le jugement qu'on a porté, va son train, sert de règle à je ne sais combien de génies naissants, qui s'y conformeront, qui souffrent pour s'y conformer, et qui ne font rien qui vaille.
Je crois pour moi, qu'à l'exception de quelques génies supérieurs, qui n'ont pu être maîtrisés, et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance, je crois, dis-je, qu'en tout siècle, la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d'imaginer que la pure imitation de certain goût d'esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur. Ainsi, nous avons très rarement le portrait de l'esprit humain dans sa figure naturelle : on ne nous le peint que dans un état de contorsion ; il ne va point son pas, pour ainsi dire ; il a toujours une marche d'emprunt qui le détourne de ses voies, et qui le jette dans des routes stériles, à tout moment coupées, où il ne trouve de quoi se fournir qu'avec un travail pénible. S'il allait son droit chemin, il n'aurait d'autre soin à prendre que de développer ses pensées ; au lieu qu'en se détournant, il faut qu'il les compose, les assujettisse à un certain ordre incompatible avec son feu, et qui écarte l'arrangement naturel qu'amènerait une vive attention sur elles.
Est-ce là l'esprit, après cela ? Non, nous ne voyons point là ce qu'il est ; mais bien ce que des égards pour des sentiments inconsidérés, le font devenir.
Combien croit-on, par exemple, qu'il y ait d'écrivains qui, de peur de mériter le reproche de n'être pas naturels, font justement tout ce qu'il faut pour ne pas l'être ? D'autres, qui se rendent fades de crainte qu'on ne leur dise qu'ils courent après l'esprit, car courir après l'esprit, et n'être point naturel, voilà les reproches à la mode.
Mais, dira-t-on, il faut pourtant des critiques. Oui, sans doute, il en faut, mais je voudrais des critiques qui pussent corriger, et non pas gâter, qui réformassent ce qu'il y aurait de défectueux dans le caractère d'esprit d'un auteur, et qui ne lui fissent pas quitter ce caractère; mais il faudrait aussi pour cela, s'il était possible, que la malice, ou l'inimitié des partis n'altérât pas les lumières de la plupart des hommes, ne leur dérobât pas l'honneur de se juger équitablement, n'employât pas toute leur attention à s'humilier les uns les autres, à déshonorer ce que leurs talents peuvent avoir d'heureux, à se ruiner réciproquement dans l'esprit du public; de façon que sur leur rapport, vous, lecteur, vous méprisiez souvent des ouvrages que vous estimeriez, ou, si vous les avez lus, je gagerais bien que les endroits, où l'auteur a pensé le mieux, vous ont paru les plus mauvais, par la raison qu'ils vous ont fait plus d'impression que le reste, et que disposé comme vous étiez, cette impression a dû vous choquer au même degré qu'elle vous aurait plu. [...]
Voilà comment on vous dupe, lecteur, voilà les surprises qu'on fait au public, et comment on peut frustrer les talents les plus estimables des éloges qui leur sont dus. [...]
Marivaux, Le Spectateur français, VIIe feuille - 21 août 1722, in Marivaux, Journaux et œuvres diverses, édition F. Deloffre et M. Gilot, Classiques Garnier, 1988, p. 144-146.
Proposition de Jean-Nicolas Clamanges.
source de l'image