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L’ère de la rush defence, ou pourquoi la Coupe du monde va se jouer sur la défense

Publié le 16 septembre 2019 par Sudrugby

Retour vers le futur : All Blacks 2013, Irlande 2018, Springboks 2019

Le rugby international n’évolue pas de façon hasardeuse et ne serait se comparer à une partie de dés à chaque nouveau coup d’envoi. Chaque compétition, chaque test-match à son échelle apporte son lot d’enseignements, de victoires tactiques, de défaites stratégiques. Le jeu progresse à mesure que les équipes perdent, elles règlent alors leur système de jeu pour battre les meilleures, pour survivre dans la féroce compétition qu’est le rugby moderne. Les tournées de juin et de novembre sont toujours lourdes d’enseignements, où l’on voit les équipes du Sud durement battre le fer contre celles du Nord. Les leçons tirées de ces rencontres sont souvent grandes et les possibilités concrètes d’y remédier souvent trop rapides, les équipes s’affrontant peu entre elles, dans des contextes de compétition toujours plus divers. La Coupe du monde s’apparente à un gouffre dans lequel toutes les équipes tombent inexorablement avec plus ou moins de repères, souvent moins que plus. Aucune équipe dans le monde ne peut échapper à ces structures de jeu, à ces formes de régularités dont accouche le rugby international. Le penser est une illusion, les équipes qui le font vont souvent droit au mur.

Une régularité récente – mais qui en fait dure depuis maintenant 10 ans, avec une apogée en 2013 sans doute – c’est la supériorité incontestée des All Blacks sur le rugby mondial, le classement IRB/World Rugby faisant foi. Tactiquement, ça signifie une supériorité des attaques sur les défenses et une progression constante du niveau de skillset, d’une technicisation individuelle plus poussé et une hausse ahurissante du rythme et du mouvement en attaque.  Évidemment, la Nouvelle-Zélande perd parfois, apparaît comme moins performante à quelques moments mais la régularité est là : elle se présente de manière systématique comme favorite contre son adversaire et pose comme incontournable l’idée qu’il faut développer du jeu pour gagner. L’équation ‘All Blacks n°1 = équipe à battre’ s’est figée dans le marbre au cours de la dernière décennie, dictant ainsi la majorité des rencontres internationales. Contre les All Blacks, bien sûr mais pas seulement : beaucoup de victoires se sont faites à distance contre la Nouvelle-Zélande, sous fond de tactiques interposées et de systèmes de jeu innovants. Et à ce jeu-là, l’Angleterre 2016, l’Irlande 2018, le Pays de Galles 2019 et plus récemment l’Afrique du Sud 2019 répondent présents. Face à la meilleure attaque du monde, ces équipes ont tout simplement érigé des défenses capables de la dominer : la rush defence, nouvelle forteresse. Ce système s’est montré extrêmement efficace pour battre les Blacks et plus largement pour constituer l’ossature des meilleures sélections, autour de joueurs cadres nouvellement établis. Comme le fait remarquer Conor Wilson de Rugby Pass, toutes les défaites des ABs depuis 2012 ont un lien direct avec la rush defence, preuve d’une quasi recette miracle.

La formule marche et la conjoncture actuelle est inédite depuis la Coupe du monde 2007 : les All Blacks sont chahutés, l’hémisphère Nord n’a jamais semblé aussi taillé pour le titre final et les Springboks gagnent leur premier Tri/Four-Nations depuis 10 ans. De la sempiternelle question « comment battre les All Blacks » en a donc déboulé une autre, du point de vue néo-zélandais, « comment adapter son système face aux rush defences ? » De chasseurs à chassés, les All Blacks ont perdu leur hégémonie, leurs adversaires ont appris de leurs défaites, la Nouvelle-Zélande tente d’apprendre des siennes. La boucle est bouclée : on passe d’une période où les attaques gagnent – avec comme sommet la Coupe du monde 2015 – à une période où les défenses gagnent – avec potentiellement cette Coupe du monde en perspective et des tableaux d’affichages moins garnis et des écarts de points plus réduits. L’enjeu n’est plus de marquer 4 ou 5 essais mais plutôt d’en marquer 1 ou 2 et de tenir le score. On voit bien que les stratégies des coachs déterminent bien l’allure du rugby international, et notamment l’intérêt et le spectacle qu’il procure. Rassie Erasmus : « A l’époque, les scores étaient 12-10, 15-12 et le rugby international était comme ça… c’était en principe toujours un ou deux essais seulement. Je ne sais pas si le rugby devrait évoluer comme ça mais c’est clairement là où il va quand on est sous pression ». On retombe sur le débat classique efficacité/beauté du jeu. Rassie Erasmus, Joe Schmidt, Warren Gatland et dans une moindre mesure Eddie Jones ont déjà fait leurs choix pour octobre prochain…

Effectivement, la Coupe du monde étant un tournoi à élimination directe, dense, avec des matchs à très haute pression et ce plus la compétition avance, la rush defence apparaît comme une solution toute trouvée au format particulier et hyper exigeant qu’exige une Coupe du monde. Précisons : la rush defence était déjà présente lors des précédentes éditions 2011 et 2015, ce qui change ici – en tout cas c’est le pari que nous faisons – c’est que les gagnants seront soit les plus performants dans la mise en place d’une rush defence conquérante soit ceux capables de trouver des solutions viables pour contourner cette rush defence. L’évolution du rugby international ces dernières années nous a montré que ce serait plutôt la première option qui serait plus efficace. Dans les deux cas, la rush defence sera un immanquable, sorte de trame générale à la compétition, déterminant de manière frontale les stratégies de matchs. Il va donc falloir s’habituer à la formule, posée comme telle un mois avant le début de la compétition : pas mieux qu’une rush defence conquérante comme axe stratégique pour jouer une Coupe du monde et la gagner, donc.

A ce petit jeu, l’Afrique du Sud, l’Irlande le Pays de Galles et dans une moindre mesure l’Angleterre ayant toutes axées leurs succès sur la rush defence sont donc dans l’ordre les favorites à la compétition, si l’on prend en compte le duel tactique défense/attaque dont nous avons parlé. Ce seront des équipes extrêmement compliquées à battre – notamment les Springboks et les Irish, quitte à resserrer l’étau – compliquées à prendre à main et ils ont déjà gagné la bataille tactique quelque part en inversant le rapport de force défense/attaque. L’enjeu de la compétition – pour ne pas dire son intérêt – va alors reposer sur des équipes outsiders comme l’Argentine, l’Ecosse, le Japon et les Fidji, équipes réputées offensives, avec des 3/4 individuellement rapides et techniques. C’est seulement si ces équipes arrivent à produire du mouvement nécessaire, du rythme et surtout à trouver des solutions techniques (voir paragraphe 3) pour contourner ces rush defences que l’on sortira de l’étau tactique que proposent l’Irlande, le Pays de Galles, l’Afrique du Sud, l’Angleterre. Les confrontations directes seront passionnantes à suivre, riches d’enseignements et les résultats en partie déterminants pour le futur du rugby moderne. Rentre-t-on dans un cycle de la toute-puissance de la défense, que la Coupe du monde viendrait parachever ? A voir… Evidemment les All Blacks et dans une moindre mesure les Wallabies auront un rôle crucial dans la capacité à breaker les rush defences de par la qualité technique de leur 3/4 et la créativité proposée en attaque. En Nouvelle-Zélande, les coachs, les joueurs, les observateurs, les analystes, les bloggeurs tout le monde n’a plus que la rush defence à la bouche et tout le monde s’essaie au jeu du « Quelles solutions pour battre une rush defence ? ». C’est la preuve que la défense a déjà gagné tactiquement, on se demanderait sinon l’inverse.

Rush defence, umbrella defence, drift defence

La rush defence – ou « blitz defence » – signifie à la base une montrée très agressive sur l’attaque adverse. Elle joue sur la vitesse d’exécution de la ligne défensive et la capacité à mettre au sol rapidement et donc à limiter l’attaque à 1 ou 2 passes. Trop souvent – notamment en français – on associe systématiquement rush defence et « umbrella defence », cette dernière désignant une montée inversée, venant couper l’attaque sur ses extérieurs, souvent au niveau du n°13. Rush defence et défense inversée ne sont pas contraires, la seconde est juste une déclinaison de la première : on peut aussi monter en pointe sur le numéro 10, sur les avants voire sur l’ailier. Ça s’oppose dans tous les cas à une défense glissée (« drift defence »), plus passive, et reste plus agressive qu’une défense classique en ligne, homme à homme. C’est Shaun Edwards qui l’a amené en 2008 aux Wasps et au Pays de Galles par la suite, avec la vague de succès que l’on connaît. Tout ça n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est la systématisation de ce type de défense dans tous les championnats, tous les matchs, au niveau international et une part majoritaire des situations défensives, au point où certaines équipes ne font quasiment « que ça ». Autrefois, les cas de défense inversée se limitaient à des situations précises, par exemple les cas de supériorité numériques, elles constituent aujourd’hui les situations banales et les défenses glissées l’exception. Attaquer, et donc en amont préparer les systèmes offensifs la semaine, équivaut toujours plus ou moins à savoir comment déborder la rush defence de l’adversaire.

Aussi, ce qui a changé c’est la qualité des rush defences et leur capacité à être efficaces pour gagner plusieurs matchs internationaux. Sur phases arrêtées, lentes ou non, elles touchent parfois à la perfection, notamment l’Afrique du Sud, le Pays de Galles, l’Irlande. Avant, les rush defence avaient leurs faiblesses car elle oblige à une tolérance 0 fautes : si un joueur (et notamment le second centre) est en retard ou à l’inverse trop en avance, alors du décalage se crée automatiquement par le non-alignement des joueurs. Une rush defence mal exécutée provoquait plus de mal qu’elle n’apportait du bien. Surtout, les cas de rush defence se résumaient à des défenses inversées, pour le coup. Aujourd’hui, les défenses irlandaise, sud-africaine ou galloise arrivent – tout en coupant les extérieurs, défense parapluie donc – à être en même temps agressives sur le 9, sur le premier porteur de balle et sur les joueurs qui gravitent autour et de les plaquer. Il s’agit d’une véritable prouesse sur le plan collectif mais aussi physique, bouleversant les systèmes défensifs classiques. Le rapport de force défense/attaque est inversé : comme les défenses sont trop fortes, les attaques s’organisent par rapport aux défenses et non l’inverse. Les rush defences permettent de gagner des matchs et plus largement des compétitions. La rush defence n’est pas non plus une solution sur le mode du prêt-à-porter, une stratégie qui fait gagner automatiquement, par exemple l’Italie compte parmi les défenses les plus agressive du monde sur les extérieurs et l’on connaît ses lacunes en défense…

Côté tactique : à quoi bon avoir le ballon ? Ou pourquoi marquer sur turnover sera vital

Quelles conséquences sur les stratégies des équipes ? Côté tableau noir et craies blanches, la banalisation de la rush defence pose un problème de taille au point de se demander s’il est toujours vraiment utile d’avoir majoritairement le ballon sur les phases de jeu arrêtées, quand les chances de décalage sont de plus en plus minces voire impossibles. Le corolaire de la rush defence est donc l’importance de marquer sur des situations de turnovers, après 0, 1 ou 2 temps de jeu. Comme le franchissement devient très complexe sur phases arrêtées, les breaks se font face à des défenses désorganisées. L’équilibre du jeu se déplace : il est désormais plus important d’exceller dans le jeu de transition et de provoquer/gérer les pertes de balles adverses que d’avancer avec le ballon sur des situations classique de jeu. Tout devient une affaire d’efficacité.

Le problème c’est qu’en général les équipes qui ont recours à la rush defence de manière systématique sont des équipes qui mettent beaucoup la main sur le ballon, jusqu’à en écœurer l’adversaire, l’exemple classique étant l’Irlande. Ces équipes « verrouillent » alors les matchs en 1/ en gardant le ballon pour que l’adversaire ne l’ait pas et pour créer du dynamisme en attaque et 2/ ne laissant rien passer en défense sur les quelques ballons restants. L’asphyxie n’est plus très loin… On retombe donc sur un schéma assez classique pied-défense-conquête avec un gros pack et des 3/4 précis et une charnière gestionnaire, faisant directement écho à l’Angleterre en 2003 ou à l’Afrique du Sud période 2007-2009.

Sauf que voilà, ces approches ont souvent montré leur limites – notamment dans la dimension à tenir de front physiquement défense exigeante et attaque à nombreux temps de jeu – et les plus stratégiques sont ceux qui mettent de l’eau dans leur vin et savent adapter « leur » modèle en le déclinant en plusieurs variantes. A ce jeu-là, les Springboks version Rassie Erasmus semblent monstrueux : en adaptant son jeu traditionnel de possession, les Boks marquent un nombre non-négligeable d’essais sur des turnovers, interceptions, ballons récupérés ou sur une défense offensive. Sur le papier, c’est brillant d’intelligence et la réalisation ne l’est pas moins : en étant agressifs en défense, on se donne des chances de récupérer le ballon face à une défense adverse désorganisée et donc de marquer ou au minimum d’occuper le camp adverse. Ça coupe l’herbe sous le pied à des équipes comme l’Irlande ou le Pays de Galles qui redonnent peu de ballons grâce à un jeu précis et sans bavures et un jeu au pied chirurgical. L’Angleterre version Eddie Jones n’est pas en reste non plus : on l’a vu impressionnante sur des situations de turnovers avec des Daily, May, Slade impressionnants et surtout une vraie machinerie collective dans le jeu de transition avec Youngs-Farell à la baguette. On le savait capable de marquer régulièrement en première main, de conclure des actions de 5-10 temps de jeu, on la découvre désormais rivaliser avec les All Blacks dans le rugby de contre.  L’évolution est toute récente et doit être interprétée comme un plan sur la comète d’Eddie Jones : face à des défenses efficaces autant marquer contre des défenses désorganisées, en contres donc. Le choix  des joueurs – Daily contre Brown, May contre Watson – relève de cette logique.

Au final, on revient au bon vieux dicton « La meilleure attaque c’est la défense » ou comment se procurer des occasions d’essais à partir d’une rush defence bien agressive et intelligente. Et si finalement, ce n’était pas ça la clef du succès au Japon ? A condition d’exceller dans le jeu de transition, de se mettre collectivement en mouvement pour marquer à partir de phases arrêtées et d’avoir une exécution technique irréprochable. Et ici, on voit bien que les Springboks ont une longueur d’avance par rapport aux cylindrées européennes avec le profil défensif unique de Faf de Klerk en n°9 et un back three Mapimpi-Le Roux-Kolbe extrêmement rapide et explosif. L’Angleterre semble aussi de ce point de vue reléguer loin derrière Irlande et le Pays de Galles que tout le monde s’accorde pourtant à élever au rang de favoris cette année. Mais les All Blacks restent encore les meilleurs dans ce rugby de contres, surtout du point de vue du réalisme. Le repositionnement de Barrett en 15 va aussi dans ce sens : autant placer sa meilleure arme offensive loin de la ligne d’avantage adverse face à des défenses toujours plus féroces. La rush defence participe donc certes à verrouiller la majorité des attaques mais les situations de turnovers échappent encore à la progression des défenses et restent les situations où elles sont les plus vulnérables. Blacks, Boks et English ont donc moyen de marquer des essais via cette possibilité et de contourner les défenses… en ne les affrontant pas directement. C’est prendre le problème à l’envers et renoncer à une possession de balle forte mais c’est sur le papier diablement efficace. A voir en application…


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