« Ouvrage-matrice situé au seuil de l'œuvre de Cédric Demangeot, à part dans la production de son auteur et jusqu'à présent inédit, Pour personne part d'une défiance à l'endroit du poème pour s'engager, avec une défiance non moins grande, dans la voie de la narration. Anti-poésie, anti-récit : double impasse, passe étroite, d'où doit émerger un possible recommencement.
Et de fait, quelque part entre la première partie, où un narrateur refuse férocement à son récit tout personnage et finit néanmoins par introduire un certain jean personne, et la seconde, journal intime dudit jean personne, dans lequel alternent anecdote, pensée, humeur, maxime, pastiche, portrait, lettre et même poème ; quelque part dans ce coq-à-l'âne tragique et jubilatoire, dans ce ruban de Möbius, dans ce grand huit d'écriture, dans ce chemin de chaussetrappes et vertiges, entre la prose du monde et l'intériorité de la poésie, la parole se retrouve, se libère et dégage, pour elle-même comme pour son lecteur, une nouvelle perspective.
5 JUILLET
L'été sous les toits s'annonce infernal. À moins que je le domestique. Que je l'ironise et le réduise. À sa minuscule. À son écrit le moins. Seulement rien faire épuise avant. Chaleur empêche — et les mains. Rien d'autre écrit. Alors l'été les épluchures. Le reste sec. L'ongle cassé. Dans la peau. Profond. Dans la masse immobile du cœur. La fournaise et le fou.
[saison sèche]
Une aube clichée.
Son coq à claques.
Essaie encore.
*
Maître mot de démission.
Son suspens permet le monde.
Son actualité l'abolit.
*
La peau de l'ours
retournée, volée, vendue : il
court toujours, l'ours.
*
Du double usage du fémur des morts :
on aspire pour la moelle
on souffle pour la flûte.
*
Creuses gens.
Je fais de la musique sur vos crânes.
Ce n'est rien.
*
Saccager sa vie.
Pour à distance savourer.
La démultiplication.
*
Hasard insaisi.
Je saute en marche.
En marge de mon geste.
*
L'été me tue, me tète, me tait.
*
Le silence
est une densité.
Est une faille.
Est une perte
de qualité.
Un mot
de trop.
*
Pulvérisé, on se sent mieux.
On ne se porte pas mieux.
Au contraire.
*
Ne pas confondre lâcher l'échelle et lécher l'aisselle ?
On le pourrait pourtant.
*
Plonger dans la fiction pour plus de réalité.
Assoiffer l'habitude et le visible.
Retourné comme un gant l'intérieur est vivant dehors.
*
Il y a l’apparue
et il y a le désemparé de parole.
Un sac de nœuds.
*
Le vagin noie l'ongle
et la sirène le singe
et la nuit la formule.
*
L'ogre pond un œuf :
l'œuf libère un ogre.
L'ogre avale un œuf :
il dévore un ogre.
*
Et la nuit continue.
*
Ciel d'été trop lourd d'oiseaux.
On ne peut plus lever la tête.
Trop d'espace.
Trop de place pour l'imagination.
On serait défait.
*
Satan c'est rater.
2 SEPTEMBRE
L'été m'a émietté. Aux premières fraîcheurs je ramasse mes éclats comme d'autres à la pelle les cadavres des feuilles. Un à un je rappelle mes morceaux. Je commence par raccoupler les paires. La main qui traque le moustique avec celle qui gratte la table. La jambe qui tourne en rond avec celle qui se repose sur la chaise. L'œil de la lampe avec l'œil du tiroir. Puis je m'attaque aux unités. Le torse enroulé dans les draps. Je le déroule et le remets à sa place. La tête pendue à la fenêtre. Je la dépends. Je la visse sur le reste. Mais qu'est-ce qu'il manque encore. Je vois bien que ça ne va pas, que ce n'est pas complet. C'est comme si je n'avais rien fait. Il ne manque presque rien pourtant, le nez, le sexe et la bouche — des détails — mais il est évident que sans eux ça ne marche pas. Comment remettre la main dessus. Qui peut savoir jusqu'où ma dispersion les a propulsés. Je retourne l'appartement à leur recherche. Je finis par retrouver le nez dans un cendrier, la bouche dans un vase, mon sexe sous le lit. Je crache beaucoup pour recoller le tout. En espérant que ça tienne un moment. Car la ville se repeuple en septembre et je vais forcément croiser des gens. Il faudra que je sois présentable. Ne serait-ce que visible. Avec un corps, un visage, tout à sa place et bien entier. Sinon je vais les inquiéter. Et je les connais. Sitôt que vous les inquiétez ils vous enferment dans une petite cage. Comme Pierre.
Cédric Demangeot, Pour personne, dessins d’Ena Lindenbaur, lecture d’Alexandre Battaglia, éditions L’Atelier contemporain, 2019, 128 p., 20€.
Une page très complète de présentation du livre et de l’auteur sur le site de l’éditeur, avec d’autres extraits.