La suite du livre continue de mêler des voix tout en démêlant les trajectoires, les choix et les œuvres de ces « merveilleux fantômes ». Et un triptyque se déploie, voire des triptyques dans le triptyque. Le premier panneau est consacré à Jabès, qui s’ouvre autour des ensembles suivants : « Mémoires », « Aimer Jabès », « Le Livre ». Le second rend hommage à Derrida avec les sections « Je me souviens », « Une vie », « Vademecum ». Enfin, la figure tutélaire d’André du Bouchet s’articule elle aussi en trois temps : « Boire ses paroles », « S’entendre » et « Aimer du Bouchet ». Les titres des sous-titres choisissent souvent la modalité infinitive, comme pour mieux dire que les histoires narrées s’inscrivent dans une temporalité déchirant la découpe temporelle traditionnelle. Le passé nourrit le présent, lequel est tourné vers un avenir incarné par des mémoires ô combien vivantes.
Découvrir Jabès, Derrida et Du Bouchet grâce à Didier Cahen, c’est feuilleter quelques pages centrales de l’Histoire littéraire, intellectuelle et affective des cinquante dernières années. C’est, bien sûr, croiser encore d’autres pères (Celan, Blanchot), d’autres types d’engagements, d’autres amitiés, d’autres amours, c’est interroger la fidélité et la trahison, l’expérience et l’inexpérience, c’est cheminer dans les paroles et les livres, les entretiens et les souvenirs, mais aussi prendre le temps de recopier, de retracer, de reproduire certaines citations qui sont bien plus que des formules : des sésames fulgurants ouvrant une bibliothèque de voix et de murmures tous essentiels. Ils disent certes, promettent, mais entre, contre, avec, pour, et « laisse[nt] venir ce qui échappe ». Soit des livres, des œuvres, des recueils, des témoignages, des dialogues qui trouvent une respiration, cherchent ce qu’ils recherchent, « savent laisser la parole » (Derrida), — questionnent la question. Nous, lecteurs, avançons en tout cas dans un noir un peu moins opaque : Didier Cahen parvient en effet à nous rassurer sur nos capacités à apprivoiser des œuvres ambitieuses. Nous continuerons donc sa lecture, car c’est bien un « Viens ! » qui nous est adressé, comme « un appel antérieur à tout discours et à tout événement, à tout ordre et tout désir, une apocalypse qui ne termine et ne dévoile rien… ». Apocalypse : au-delà de la fin et de la déconstruction, les toujours possibles révélations.
Anne Malaprade
Didier Cahen, Trois pères, Jabès, Derrida, Du Bouchet, Le Bord de l’eau/Nouveaux classiques, 2019, 166 p., 16 euros.
Extrait [choix de la rédaction]
Alors, Derrida, Jabès, du Bouchet n'ont pas été des maîtres en un sens ordinaire, mais ils ont été assez ouverts à leur altérité, à leur propre étrangeté, pour nous permettre de suivre leurs traces, de leur emboîter le pas — il ne s'agit pas seulement de moi, mais d'une authentique communauté de lecteurs — sans être sûrs de rien, sans le moindre acte d'allégeance; en exerçant seulement cette liberté bien ordonnée, qui commence par soi-même ! Moins des figures à recopier que des visages à scruter, questionner, dessiner, si l'on reprend le beau terme de Lévinas.
Mais encore ?
La force tranquille doublée d'une force inquiète ! Non, je plaisante. Pour dire les choses très simplement, ils restent des sources d'inspiration autant que des modèles. Grâce à eux, avec eux, d'abord par le truchement des livres, j'ai pu discipliner l'indiscipline fondamentale qui me faisait courir un peu dans tous les sens ; sans doute ai-je trouvé ma propre voie, sans doute m'ont-ils permis d'entendre ma propre voix, de l'activer d'abord, puis de la façonner ; d'aller, en somme, où je devais me rendre pour tenter de conquérir, avec mes propres mots, un peu de ma liberté...
...poète en cela ?
Comment savoir ? Mais animé par une espèce de sens de l'absolu, d'un absolument autre et... sans doute interdit ! Comme pris entre deux feux. D'abord la vie de tous les jours, ensuite l'emprise de la nuit noire. D'où cette nécessité d'y mettre les deux mains. Poète et essayiste, dit-on... un peu dans l'entre-deux. Comment s'y prendre ? Comment nommer ce non-savoir, cette relation sans relation, comme aurait dit Blanchot, et pourtant amoureuse, qui me portait, me porte vers ce que je ne connais pas, qui m’importe d’autant plus qu’il n’y a rien à connaître, pas même de foi pensable ; ni sujet, ni objet, un point aveugle, comme les trous noirs des physiciens constitués d’anti-matière et pourtant accueillants pour d’autres univers, de véritables aimants...
(pp. 25-26)