"Le droit de choisir sa vie et l'injonction à devenir soi-même placent l'individualité dans un mouvement permanent. Cela conduit à poser autrement le problème des limites régulatrices de l'ordre intérieur : le partage entre le permis et le défendu décline au profit d'un déchirement entre le possible et l'impossible. L'individualisation s'en trouve largement transformée. Parallèlement à la relativisation de la notion d'interdit, la place de la discipline dans les modes de régulation de le relation individu-société s'est réduite. Ceux-ci ont moins recours à l'obéissance disciplinaire qu'à la décision et l'initiative personnelle"
Il décrit la dépression comme "l'angoisse qui m'indique que je franchis un interdit et me divise, soit une pathologie de la culpabilité, une maladie du conflit ; la fatigue qui m'épuise, me vide et me rend incapable d'agir, soit une pathologie de la responsabilité, une maladie de l'insuffisance"
"Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille) le monde a changé de règles : elles ne sont plus : obéissance, discipline, conformité à la morale mais flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d’action font que chacun doit endurer la charge de s’adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire. La lisibilité du jeu social et politique s'est brouillée. Ces transformations institutionnelles donnent l’impression que chacun, y compris le plus humble et le plus fragile, doit assumer la tâche de tout choisir et de tout décider"
"En 1988 paraît en France un Guide des 300 médicaments pour se surpasser physiquement et intellectuellement. Il fait scandale. Les auteurs -anonymes- plaident pour un « droit au dopage » dans une société de compétition exacerbée. Ils différencient le fait de se droguer, qui consiste à se replier sur son propre univers, du fait de se doper, qui permet de mieux se confronter aux contraintes croissantes. La montée en puissance de la fonction stimulante des drogues comme des médicaments psychotropes est frappante, y compris dans le cas des anxiolytiques, parce que la diminution de l’angoisse joue une rôle désinhibiteur : la personne calmée peut agir"
"Si la mélancolie était le propre de l’homme exceptionnel, la dépression est la manifestation de la démocratisation de l’exception"
"Nous vivons avec cette croyance et cette vérité que chacun devrait avoir la possibilité de créer par lui-même sa propre histoire au lieu de subir sa vie comme un destin. L’homme « s’est mis en mouvement » (Lefort) par l’ouverture des possibles et le jeu de l’initiative individuelle, et cela jusqu’au plus profond de son intimité. Cette dynamique accroît l’indétermination, accélère la dissolution de la permanence, multiplie l’offre de repères et les brouille simultanément. L’homme sans qualités, dont Musil a dressé le portrait, est l’homme ouvert à l’indéterminé, il se vide de toute identité imposée d’un dehors qui le structurait"
"La dépression et l'addiction sont les noms donnés à l'immaîtrisable quand il ne s'agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l'initiative d'agir. Elles nous rappellent que l'inconnu est constitutif de la personne, aujourd'hui comme hier. Il peut se modifier, mais guère disparaître - c'est pourquoi on ne quitte jamais l'humain. Telle est la leçon de la dépression. L'impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l'homme est propriétaire de lui-même et source individuelle de son action. La dépression est le garde-fou de l'homme sans guide, et pas seulement sa misère, elle est la contrepartie du déploiement de son énergie. Les notions de projet, de motivation, de communication dominent notre culture normative. Elles sont les mots de passe de l'époque. Or la dépression est une pathologie du temps (le déprimé est sans avenir) et une pathologie de la motivation (le déprimé est sans énergie, son mouvement est ralenti, et sa parole lente). Le déprimé formule difficilement des projets, il lui manque l'énergie et la motivation minimale pour le faire. Inhibé, impulsif ou compulsif, il communique mal avec lui-même et avec les autres. Défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l'envers exact de nos normes de socialisation. Ne nous étonnons pas de voir exploser, dans la psychiatrie comme dans le langage commun, l'usage des termes de dépression et d'addiction, car la responsabilité s'assume, alors que les pathologies se soignent. L'homme déficitaire et l'homme compulsif sont les deux faces de ce Janus"