Entrer dans le roman de Philippe Djian, A l’aube, c’est accepter par avance le
piège qu’il nous tend. Pas de quoi surprendre ses lecteurs habituels, plus
désireux de se laisser prendre au jeu que de deviner les mécanismes du récit
avant les personnages eux-mêmes. Joan n’y met pas trop de temps. Aux environs
de la page 35 (l’imprécision vient d’une lecture en version numérique), il en
reste plus de 150, alors qu’elle roule sous le soleil, « surtout, surtout, elle était satisfaite, elle commençait à y
voir plus clair, c’était comme les pièces d’un puzzle qui s’assemblait. »
A ce moment, il nous en manque encore trop pour envisager une vue d’ensemble…
Au point où nous en sommes de la satisfaction de Joan, nous
l’avons vue inquiète de voir passer une ombre derrière la fenêtre et le dire à
Marlon, son frère – ils ont perdu récemment leurs parents, dont ils occupent la
maison. Nous savons aussi qu’elle travaille avec Dora dans une boutique où se
vendent des vêtements de seconde main et des breloques. Et c’est Dora qui, au
téléphone, a passé Howard à Joan. Pour faire plus ample connaissance, ces
derniers baisent, mais il faut payer, ce qui renseigne sur les activités parallèles
de Joan. On a fait connaissance avec John, le shérif adjoint, inquiet à son
tour – de voir Howard, qui n’a pas laissé que de bons souvenirs, traîner dans
le coin, autour de Joan et Marlon, autour de la maison des parents surtout. Car
Howard était l’amant de la mère de Joan et pense que son père a caché de
l’argent quelque part…
Tout cela ne dit pas vers quoi court le roman – vers un
drame, probablement, car on connaît le goût de l’auteur pour les fins abruptes
et celle-ci ne décevra pas.
Ce qui se met en place, ce sont les relations entre une
femme – et quelques autres, car Joan n’est pas la seule – et les hommes. Joan
est donc une femme vénale et elle connaît surtout, du sexe opposé, les désirs
brutaux, de rares moments de douceur, des abandons qui ressemblent à des
vomissements davantage qu’à de la jouissance. Sa clientèle est variée, pas
toujours choisie.
Howard est d’une espèce singulière. Excellent amant dont
Joan apprécie les efforts, il est un vrai salaud qui ne reculera devant rien
pour trouver ce qu’il cherche dans la maison des parents. Son passé ne plaide
pas pour lui, bien qu’il soit aussi ambigu que son présent : la mère de
Joan n’a cessé de lui écrire des lettres enflammées qui correspondent peu au
souvenir qu’avait gardé sa fille d’une femme plutôt froide.
John, le policier, semble être le brave type de l’histoire,
capable d’être bouleversé par la fin d’une chasse à l’homme qui a mal tourné.
La réalité est beaucoup moins simple, on se laissera le temps de le découvrir.
Quant à Marlon, le frère de Joan, il est la vraie énigme du roman. Un
problème insoluble nappe de brouillard un personnage aux réactions souvent
étranges. Il est à côté du monde dont il ne maîtrise pas les codes, il est
néanmoins habité par des pulsions dont il mesure mal les risques qu’elles lui
font courir, ainsi qu’aux autres. Joan ne peut qu’essayer de le protéger, mais
comment lui éviter le choc frontal avec la réalité ? Choc que le lecteur
ressentira en même temps.