Critique de La Vie de Galilée, de Bertolt Brecht, vue le 11 septembre 2019 à La Scala Paris
Avec Philippe Torreton, Gabin Bastard, Frédéric Borie, Alexandre Carrière, Maxime Coggio, Guy-Pierre Couleau, Matthias Distefano, Nanou Garcia, Michel Hermon, Benjamin Jungers, Marie Torreton, dans une mise en scène de Claudia Stavisky
Forcément, on y pense : cette Vie de Galilée est montée trop près de celle de Ruf pour qu’on ne soit pas tenté de les comparer. Une comparaison qui dessert le patron du premier théâtre de France autant qu’il avantage Claudia Stavisky. Je pourrais choisir la facilité et me contenter de comparer les deux propositions où pratiquement tout s’oppose. Mais ce ne serait ni juste pour le travail de Claudia Stavisky – on pourrait croire que je n’ai apprécié son spectacle que parce que j’en ai vu une version moins marquante quelques temps auparavant – ni agréable pour Eric Ruf dont la mise en scène, qui déjà ne m’avait pas convaincue, souffre d’autant plus de ce nouveau spectacle qu’il met en lumière tous ses manqués.
La Vie de Galilée, comme son nom l’indique, retrace le combat de cet homme de science pour faire reconnaître au monde, et particulièrement à l’Eglise, que la conception de Ptolémée qui met la Terre au centre du monde est fausse. Désormais, il l’a prouvé, la Terre tourne autour du Soleil. Pourtant, et il le dit lui-même, il suffirait que les hommes d’Église regardent dans la lunette pour constater ce fait. Mais il se heurte à pire que l’ignorance : l’idéologie. La Vie de Galilée, ou comment croire et savoir s’affrontent, la diffusion du premier entraînant la mort dans l’oeuf du second.
Avec cette Vie de Galilée, je découvrais le travail de Claudia Stavisky. Des copains m’avaient prévenue : « ce spectacle, il est pour toi, tu vas adorer ». Pas parce que la mise en scène y est particulièrement classique, mais parce qu’on entend vraiment le texte. Ils avaient tout à fait raison. Moi qui avais pourtant vu la pièce il y a peu de temps, j’ai eu l’impression de découvrir des répliques, parfois même des scènes et jusqu’aux personnages. Sa mise en scène est brillante, c’est l’intelligence de tous les instants : chaque scène est dramatisée, chaque phrase est pensée, chaque mot est pesé. C’est un véritable travail de sismographe : chaque parole est une onde qui vibre de son sens. Pourtant, rien n’est jamais souligné : la direction d’acteur est simple, sans chichi, et donne l’impression que tout a été construit avec la seule préoccupation de la clarté du texte. Claudia Stavisky s’est tellement mise au service de l’auteur qu’elle a littéralement traduit le texte scéniquement et, se faisant, s’est entièrement mise au service du spectateur. La lecture est parfaitement claire et le message semble transmis. C’est ce genre de travail qui donne mes spectacles préférés.
Il faut dire que rien n’a été laissé au hasard dans cette proposition. Durant le spectacle, on sent qu’on est face à quelque chose de grand mais tous nos sens sont tellement en alerte qu’on n’a pas le temps de tout mesurer. Lorsqu’on repense à ce qu’on vient de voir, en revanche, on perçoit tous les petits détails ingénieux qui nous ont mené à cet état de parfaite symbiose avec le spectacle. Comment ce passage mettant en scène deux enfants préparait tout le reste de la pièce, suggérant aisément les notions de jeu de pouvoir et de vérité dans nos esprits déjà fascinés par la mise en scène. Comment un simple masque peut révéler bien plus qu’une discussion entre deux hommes d’église. Comment les projections insinuent avec subtilité l’impression de bureaucratie, comment elles ajoutent la pointe de modernité idéale au spectacle sans peser sur le texte, comment elle nous connecte à tout ce qui se passe sur le plateau, sans que nous en ayons toujours conscience. Ce spectacle, c’est presque de l’hypnose.
Impossible de parler de ce spectacle sans évoquer la distribution qu’elle a réunie sur le plateau. Si Galilée passe son temps à observer les étoiles, c’est sur le plateau que les astres brillaient, ce soir-là, à commencer par Philippe Torreton, Galilée tragique et complexe. Il voit grand, ce Galilée – il est grand, ce Galilée ! – et au-delà du scientifique on entend souvent l’homme engagé qui souhaite que le savoir soit accessible à tous. Il met dans son jeu tout ce qu’il a puisé dans le texte. Il ose des silences si intenses qu’on y entendrait presque ses pensées. Il fait passer dans ses regards la douleur qui accompagne les nombreuses limites auxquelles il se heurte, mais on y lit également la nécessité de sa démarche, sorte de sens du devoir inéaliénable. Il est si bien dirigé qu’il peut se permettre de ralentir le rythme dans la scène finale sans jamais nous perdre. Et il a cette intelligence de jeu, lui qui pourrait facilement écraser ses partenaires, de savoir donner autant que recevoir.
Car Claudia Stavisky ne s’est pas contentée de trouver son Galilée. Elle a trouvé en Gabin Batsard un jeune roi qui oscille à merveille entre l’enfant et l’adulte, entre l’insouciance et le devoir. Elle a trouvé en Frédéric Borie un pape tourmenté et pluriel, conscient de l’importance des recherches de Galilée mais écrasé par le poids de l’Eglise. Elle a trouvé en Maxime Coggio un petit moine qui a su ajuster son jeu à ce qualificatif qui le caractérise, et qui mêle aisément l’infiniment petit et l’infiniment grand. Elle a trouvé en Guy-Pierre Couleau un polisseur de lentilles aux accents de gilets jaunes qui donne à entendre toute la dimension sociale et révolutionnaire de la pièce. Elle a trouvé en Matthias Distefano un jeune Andrea enthousiaste et attachant, plein de vie et d’envie, qui contraste d’autant plus avec son Andrea adulte qu’elle a trouvé en Benjamin Jungers, méfiant, distant, déçu, presque blasé, mais chez qui on sent, derrière cette carapace désenchantée, le coeur de l’enfant qu’il était, battre encore. Elle a trouvé en Nanou Garcia l’incarnation parfaite de Madame Sarti qui parvient à s’imposer comme une présence essentielle de la maison de Galilée, toute en dignité et en éclats. Elle a trouvé en Michel Hermon un inquisiteur inquiétant, menaçant, et redoutable qui nous fait hésiter parfois sur les véritables motifs de son combat : une vérité, une idéologie, ou un homme ? Elle a trouvé en Marie Torreton le dévouement absolu pour un père pourtant marqué par des contradictions issues de cette époque patriarcale.
Elle a tout trouvé.
Sublime.