(Carte blanche) à Didier Cahen : Chaque poète invente son écriture

Par Florence Trocmé

Chaque poète invente son écriture
par Didier Cahen


La poésie a plutôt bonne presse dans notre monde qui se cherche. Pensez, les entreprises elles-mêmes lui trouvent quelques vertus ! D’où ce paradoxe : on a parfois le sentiment que seuls les poètes se méfient de la poésie ?

Soit ! Mais si vous le voulez bien, commençons par un point rapide. Bien sûr, on doit se féliciter du large succès du 37e Marché de la poésie qui a pu accueillir, comme chaque année, près de cinq cents éditeurs et revues, plusieurs milliers de lecteurs, sans oublier la Périphérie et les Etats-Généraux de la poésie sur tout le territoire. Par ailleurs, le Printemps des poètes a fêté cette année son vingtième anniversaire.
Et Poezibao poursuit son inlassable travail d’information au quotidien sur l’actualité de la poésie : parutions, agenda, rencontres, critiques, notes de lectures... Comme Sitaudis ou Diacritik à leur façon, d’ailleurs. Mais au-delà de ce constat, on doit aussi prendre acte d’une situation très fragile : vous le savez mieux que moi, la bonne quinzaine de livres de poésie qui sort chaque semaine doit se contenter d’une grosse poignée de lecteurs, à de très rares exceptions près. La poésie souffre clairement de son image triviale et/ou angélique : une gamme d’idées reçues qui va du verbe flamboyant aux éternels clichés sur les poètes maudits, même si le mythe d’un Rimbaud mi-voyou mi-prophète a de quoi fasciner de jeunes adolescents qui se cherchent. Et que dire de l’adjectif qu’on met à toutes les sauces dès qu’on ne sait plus quoi dire : « c’est poétique », vous connaissez le cliché. En vérité, la poésie reste trop souvent normée par son usage scolaire : mémoire, récitation, dictée, un moyen d’éduquer d’abord et un objet d’étude ensuite, avec ses classifications et son histoire figées ; d’où cette idée un peu confuse qu’en gardent beaucoup de lecteurs : un foisonnement d’images, l’usage d’une rhétorique qui fait souvent de la poésie un exercice de style. Vous en avez l’illustration parfaite avec la poésie datée et stéréotypée qui s’affiche dans le métro au gré des circonstances : miettes de soleil, jardin secret et joie immaculée ; lyrisme sur commande... Et si le jugement peut sembler bien sévère, il suffit d’ouvrir les yeux pour découvrir une réalité bien plus diversifiée au-delà de la répétition de ce « modèle unique ». Oui, dit sans précaution aucune, gardons-nous de réinscrire la poésie dans un schéma urbanisé, soumis aux normes discrétionnaires de la « littérature universelle » : l’alignement sens, récit, histoire qui impose sa loi planétaire et qui imprime le règne du roman. Avec en arrière-plan, cette inquiétude sourde : la poésie contemporaine émarge-t-elle encore à l’ordre de la littérature (actuelle) ? Appartenance, complémentarité ou divorce consommé ? Et doit-on le déplorer ou plutôt s’en réjouir ?

Vous dénoncez « le poétiquement correct », en somme

Exactement. De nos jours, chaque poète invente son écriture. Pour preuve, l’anthologie réunie l’an dernier par Yves di Manno et Isabelle Garron, « Un nouveau monde » (Flammarion) : près de 1000 poètes de langue française publiés à compte d’éditeur entre 1950 et 2000. Sans oublier les quelques recalés ! Mais c’est un autre débat... Alors, me direz-vous, à ce compte-là, qu’est-ce que la poésie ? Quid de LA poésie ? Je vous le concède, ça reste une vraie question, mais, en même temps, doit-on la caractériser, courir le risque de la stéréotyper, de mettre à mal cette belle diversité hyper-contemporaine ; une multiplicité hybride, chercheuse, aventureuse, qui colle à nos désirs et parle à nos oreilles. Gardons-nous de confondre la poésie avec son expression, le poème avec ses formes culturelles, le poète avec les figures académiques qu’en donnent l’institution et ses réseaux ferrés.
Quel rapport avec la poésie telle qu’on l’entend en règle générale ? N’y a-t-il pas une sorte d’abus de langage ?

La poésie ultracontemporaine (selon son A.O.C.) ne vient pas de nulle part. C’est l’extension de la poésie au sens traditionnel. Bien entendu, elle reste l’art de bien dire ce qui doit être dit, la manière de rien dire quand rien ne peut se dire. Mais elle trouve son ressort dans un élargissement de la forme et du sujet...  Qu’on imagine seulement toutes les combinaisons possibles, avec un espace d’expression qui se virtualise, s’étend et se démocratise : vocal ou textuel, hypermédiatisé, scénique, livresque ou délivrée des supports affichés... Alors, de quoi la poésie est-elle encore le nom ? Et qui sont les poètes actuels ? Tous ceux, poètes estampillés ou non (slameurs, chanteurs, clameurs) qui acceptent ces quelques mots d’ordres principiels : ouvrir le sens aux sens..., ne plus réduire le corps au cœur, l’affect au sentiment, le trouble à l’émotion, apprendre, en somme, à jouer sur tous les registres de la « corde sensible » ...

Tout au feeling ?

Si vous voulez ; l’inspiration, en prime, comme on disait jadis ...
On en revient alors à ce « modèle unique » que vous semblez rejeter !

Qui sait ? Mais n’allons pas trop vite. Permettez-moi de décrire sommairement les deux extrémités du spectre poétique ; d’une part, une poésie qui porte le poids de l’histoire, qui loin d’être un art du langage, tente de fonder, dans des formes très variables, une autre façon de parler ; qu’on pense à Paul Celan ou à Edmond Jabès, pour s’en tenir à deux incontournables témoins de l’indicible et à leurs héritiers : Antoine Emaz ou Esther Tellermann. Une expérience de la poésie, qui, à partir de la faillite de notre culture dans les fours crématoires d’Auschwitz, s’essaye à moins parler pour mieux se faire entendre, à moins communiquer pour transmettre davantage. « Écrire, c’est le contraire d’imaginer, c’est écouter le silence » disait Edmond Jabès ; contre la Poésie (grand P) qui parle trop fort et se trahit d’elle-même, contre l’emprise du verbe, la force du silence et la vertu des mots ! A ce niveau de rectitude et d’exigence, la poésie parvient à trouver dans la langue - avec la langue/sa prose/contre la langue - la parole contenue qui permettra de dire ce que la langue dans son usage convenu ne peut pas retenir. Elle trace peut-être l’irremplaçable voie d’accès à la réalité quand tous les chemins sont bouchés ; le seul moyen de l’exprimer quand tous les moyens d’expression sont impuissants ou épuisés.
C’est la voix des sans-voix...

... de ceux qui n’ont pas le choix. Et en même temps, à l’autre bout du spectre, cette hantise de coller à l’époque, au XXIe siècle - sexactualité, fakeniouses et trumperie généralisée. Une nouvelle partition de l’existence… Si l’on suit les poètes de la jeune génération, ils vivent comme vous et moi, un pied dans le réel une main dans le virtuel et ils écrivent comme ça en fondant le moi dans le nous, dans un nous informel, plastique et perméable à tout ce qui leur arrive, livrés aux sensations tactiles, instinctives, reptiliennes ; bref, ils sont acteurs du monde, auteurs de l’hypermonde. Seule singularité : ils mêlent la langue courante avec une autre langue - l’alangue, épidermique, active et réactive ! Croyez-moi, rien de gratuit quand je désigne ainsi une langue aspirée, inspirée qui semble ne pas s’entendre, privée de parole, de verbe - pas le temps - mais pas de sonorité et surtout pas d’intensité ! Mêler la langue/l’alangue, en ébruiter le sens, en faire une langue vivante toute perméable à ses aspérités, aux chocs frontaux, aux accidents de l’histoire, aux bousculades des lettres, aux catastrophes de nos écologies mentales …, c’est ça le défi actuel.  La boulimie, en somme, après l’anorexie. Dans de telles conditions, vous me l’accorderez, il n’est plus temps d’être poète, et moins encore de l’être en C.D.I.
Si on vous suit, il n’y a donc plus de poète

Bien entendu. De vous à moi, être poète ça ne veut plus dire grand-chose. On ne nait pas poète, on ne le devient pas. Être poète, c’est être à tout le moins plusieurs et plusieurs fois soi-même ; qui suis-je si je suis celui-ci plutôt que celui-là ? Poète on l’est en un éclair, quand on prend le risque de s’accepter tels quels, intermittents de notre quotidien ; poète on le reste pour une fraction de seconde quand on parvient à conjuguer un état de précarité essentiel ou de déséquilibre balancé par la lettre ; avec cette obsession : capter pour l’amplifier ce qui circule au-delà des réseaux codifiés... Respirer l’air du temps pour bien s’en imprégner, mettre les mots qu’il faut pour mieux s’en délivrer, c’est ça le souffle du poète. D’abord décoller de l’ordinaire. Prenez les livres de Séverine Daucourt ou de Marie de Quatrebarbes... Poème, récit, hors-genre, transgenre ? Qu’importe ! Elles cherchent ce qu’elles cherchent... Elles savent prendre des risques, paraître et transparaître, réapparaître ailleurs ; leurs livres nous parlent de façon stupéfiante, avec un timing impeccable, un « nez » décomplexé, des sens déshabillés... Je vous l’assure, admiration non feinte.
Oui, mais comment éviter l’improvisation permanente ? La poésie ce n’est pas non plus la première phrase venue, les mots jetés à la figure...

Par pure commodité, on dira poétique toute forme de parole qui vit de ce qu’elle dit... Trouvera-ton des repères ou des marqueurs quasi-intemporels pour éviter de confondre le geste poétique avec les pires désordres de la langue, avec sa maltraitance ? Ce simple garde-fou : le poète se doit de prendre langue avec sa propre langue. Évidement il n’y a pas de recettes mais, malgré tout, quelques règles de base : phraser le chant, l’intraitable ressource ; entendre l’appel du mot sans forcément le soumettre à la tutelle du verbe ; le lier à la voix intérieure, au corps des lettres, au souffle de la langue etc. etc. Surtout ne pas tricher, ne pas truquer ! Pas de langue transgénique, dopée ou transfusée, mais une langue cultivée, finalement retrouvée comme si, à chaque instant on se devait d’apprendre, réapprendre à parler. Comme le dit du Bouchet, ce poète magnifique, orfèvre en la matière : « inventer du français dans le français ». Autrement dit : creuser la langue parlée, la travailler au corps pour faire entendre « l’alangue » toute musicale parlée en langue française. Croyez-moi, la démarche reste toujours la même. « Savoir laisser la langue » disait Jacques Derrida. Et en même temps savoir saisir sa chance, continuer à parler ou, si vous préférez, s’enrichir de sa langue ! La poésie, n’est-elle pas liée à ce défi, cette aporie, ce tremblement d’abord où c’est la langue, rien d’autre, qui doit pallier le défaut de langue (1) ; c’est elle cette langue inconcevable, insoumise à la lettre, rebelle à son autorité, qui doit draguer le tout-venant.  Belle partition, en somme ... Ça marche à tous les coups, si on parcourt la gamme des émotions et des situations : accrocher le silence, tout aussi bien désaccorder le verbe et s’accorder aux vibrations de l’époque. D’ailleurs, comme le rappelle si bien Marcel Cohen, « écrire ce n’est pas parler de soi mais faire entendre sa voix ». Pour vous faire une idée, allez donc voir du côté de Laure Gauthier ou d’Anne-James Chaton, ces étonnants performers et plasticiens sonores. Ce sont eux les poètes post-prophètes, avec leurs corps-antennes branchés sur une surface où fusent des pulsations rythmées, un tempo afférent, des sens électrisés ; eux les poètes/trans/poètes contemporains des temps décomposés.
Implicitement, vous confirmez « l’adage » : la poésie ne sert à rien ; c’est même son principal titre de noblesse...

Ah oui, l’affirmation bravache et un brin masochiste de tant et tant de poètes ! Va pour la gratuité... Mais en même temps, qu’on mesure la responsabilité du poète d’aujourd’hui quand le poème consiste à témoigner de la réalité sans dire un mot de trop, en parlant juste pour ce qui échappe aux codes habituels. Clairement, c’est tout autant une forme de résistance aux discours convenus, aux bruits artificiels qu’une force d’insistance et de proposition : désaligner (désaliéner ?) le sens, nourrir l’imaginaire, fixer l’intensité, rien de tel pour commencer à élargir notre horizon de pensée. Alors si elle ne change pas le monde, la poésie transforme notre rapport au monde. Sans oublier le plaisir spécifique qu’on doit à la parole ou à son exercice. Pensons à Luchini ou, plus près de nous, à un Jacques Bonnaffé. Au-delà de ce constat, c’est un poète, Friedrich Hölderlin, qui a posé la bonne question : Wozu ? En vue de quoi ? Oui, à quoi bon ? Que peut la poésie en cette époque de mondialisation des têtes et des oreilles, de surinformation, de vérités hâtives, de surdité et d’affirmations infinies ? Pas de visée… De fait, la poésie contemporaine ne dicte rien ! Elle touche..., sans plus, dans tous les sens du terme. Voici peut-être le point d’attache avec la poésie universelle et soit dit en passant la confirmation de son in(o)utilité. Sait-elle, alors, créer ou rassembler quelque chose comme une communauté de lecteurs, des cercles de passionnés, d’amateurs éclairés ? Prudence… Rappelons-nous cette belle sagesse d’un philosophe que du Bouchet citait avec un infini plaisir : « pour réunir les hommes, il ne faut pas les rapprocher » !
En somme, plus de poètes, mais en même temps la poésie pas morte, elle aide un peu à vivre, elle participe à la culture, au bien commun ; d’où ce besoin assez courant de se réclamer de la poésie. C’est là le paradoxe

Rêvons ! Eh oui, être poète n’est pas une sinécure. Peut-être d’ailleurs est-il plus sage d’être poète sans l’être ...
Comme un défi ?

Je ne sais ; gardons les pieds sur terre. Être un poète, au sens classique du terme, c’est parler dans le désert, parler pour ne rien dire – dénégation, j’assume - tout en trouvant ses mots et leur destinataire. Voyez les combinaisons rituelles : le dit et le non-dit, le dit et l’ineffable, le dit et l’indicible, et toute la litanie. Mais prenons garde de na pas oublier le reste. En clair, la force psychique, quasi-spirituelle, cette force libératrice qu’Antoine Emaz appelait de ses vœux quand il lançait un stimulant « bonne énergie ! » à la fin de ses mails. Comment le nier ? En vérité, de Ronsard à Baudelaire, de Rimbaud à Bonnefoy et largement au-delà, l’histoire reste toujours la même. Seul le poète sait composer avec la folle envie de libérer la langue. Lui seul sait d’expérience jongler avec le sens, lui seul a l’intuition de ce que parler veut dire. Rimbaud encore, en figure tutélaire, en poète inspiré, viscéralement ouvert à ce qu’il sait ignorer : « J'ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens ! » Bien sûr la phrase sonne un peu creux à force d’être reprise. Mais elle souligne encore cette soif de l’inconnu (2) qui anime le poète, l’intime besoin de courir après son ombre, la certitude inquiète de dire plus qu’il ne dit. D’ailleurs, tous les lecteurs de poésie le savent, l’émotion vraie, due à la poésie, naît de ce rapport de l’inconnu (qui parle) à l’inconnu. Bref, si l’on préfère, cette autre formulation que je vous livre en guise de conclusion : être un poète c’est exercer ce métier d’ignorance revendiqué naguère par cet immense poète qu’est Claude Royet-Journoud ; c’est s’accrocher au non-savoir, l’aimer, savoir l’écrire, le dire..., en un mot comme en cent savoir ou non-savoir toucher à l’inconnu.
Didier Cahen

1. D’où la nécessité de distinguer langue du poème/langue du poète, (Celan en est l’exemple même :  avant de parler en allemand, le poète parle sa langue) ; d’où le besoin, l’envie d’en faire une langue vivante qui, pour une part, traduise le souffle de toute une vie, et d’autre part, compose avec la langue et ses usages conventionnels et communicatifs. Inventer de la langue, certes, mais dans le mouvement de la langue.
2. D’ailleurs tout laisse penser qu’à travers la réponse à sa mère, Rimbaud visait d’abord un introuvable destinataire...