Après Alma,
un livre ancré à l’île Maurice, J.M.G. Le Clézio se tourne vers la Corée avec
Bitna, bientôt dix-huit ans au début du roman, dix-neuf à la fin – et entre les
deux un joli paquet d’histoires destinées à divertir une malade qu’on appellera
Salomé, comme c’est le cas dans la plus grande partie de l’ouvrage. Salomé
souffre, elle est de plus en plus fragile, le Syndrome douloureux régional
complexe ne lui laisse aucune chance de vieillir longtemps…
Bitna, sous le ciel de Séoul est un roman où il est beaucoup question d’oiseaux. Les pigeons de M.
Cho Han-Soo sont le sujet de la première histoire racontée à Salomé, en avril
2016, et prolongée en plusieurs épisodes. Elle vient de loin, du temps où la
guerre faisait rage entre les deux Corée et où un couple de pigeons a franchi
la frontière avec la mère de M. Cho. Il a hérité d’elle le goût d’élever des
pigeons voyageurs, de les choyer sur le toit de l’immeuble dont il est le
concierge, et il veut envoyer vers le Nord, par eux, de brefs messages
poétiques.
Toutes les histoires de Bitna ne sont pas aussi douces. Il y
a un homme inquiétant qui suit une jeune femme, et elle cache mal qu’il est
question d’elle-même. Entre authenticité et fiction, l’écart est mince : « Je ne veux pas dire que les autres
histoires que j’ai contées à Salomé, pour la guérir de sa douleur, étaient
fausses, mais je les ai arrangées pour qu’elles lui plaisent, j’ai ajouté des
petits mots doux, des petits mots durs, pour qu’elle comprenne que ça se passe
dans le monde qu’elle ne connaît pas, le monde où l’on bouge, où l’on sent
la chaleur du soleil »…
Les mots durs sont nécessaires pour faire ressentir à Salomé
les aspects peu plaisants d’un univers qui lui restera fermé. Sa maladie
l’empêche d’y vivre, elle est une recluse qui a besoin d’histoires pour
exister. Quant à Bitna, elle a moins besoin de raconter que de l’argent gagné
grâce à ses prestations. La relation entre les deux femmes, celle qui parle et
celle qui écoute, ne sont pas toujours très claires. En tout cas, il arrive
qu’elles soient l’une et l’autre fatiguées – de parler ou d’écouter. Alors, le
récit s’arrête et il reprendra une autre fois, plus tard.
Bitna, sous le ciel de
Séoul est donc constitué de récits entrelacés, un genre de millefeuilles
littéraire dont on apprécie la variété des textures et la manière dont elles se
répondent, se complètent. La thématique de l’oiseau court plus avant, un autre
animal, baptisé O’Jay, entré dans la vie de Naomi, atteint d’une maladie,
s’approche de la fin en même temps que Salomé dont il est une représentation symbolique
– mais le symbole ne rend pas la mort moins cruelle.
Il y a, à de multiples occasions, rencontre et séparation.
La déchirure potentielle est visible avant même que le premier lien se noue. Le
Clézio connaît la faiblesse humaine, et combien l’homme (une jeune fille, dans
ce cas précis) tente de la compenser en trouvant appui sur d’autres vies que la
siennes. Donner et recevoir, c’est un peu le même geste, mais on en mesure
l’incomplétude à chaque instant.
Inspiré par une ville et un pays que connaît bien l’écrivain, ce roman
est néanmoins un ton en dessous de la plupart de ceux qu’il a déjà publiés.
Comme si le sentiment d’une urgence géographique avait empêché la littérature
de s’épanouir tout à fait. Les ingrédients sont tous là mais les articulations
entre eux souffrent des artifices mis en place par les conditions dans
lesquelles se développent les récits secondaires à l’intérieur du récit
principal : la vie de Bitna, et aussi de Salomé, pendant une année,
interrompue et nourrie par les histoires narrées à haute voix.