(Les Disputaisons) La critique en poésie, contribution de Gérard Cartier

Par Florence Trocmé

Poezibao propose une nouvelle rubrique, intitulée Les Disputaisons. Il s’agira à chaque fois de débattre d’une question littéraire, en donnant la parole à plusieurs intervenants sollicités directement par le site.
Poezibao inaugure cette rubrique avec une première série à parution aléatoire, qui comportera sans doute une quinzaine de contributions. Le thème : la critique en poésie. Cette nouvelle rubrique comme cette première Disputaison ont été conçues par Jean-Pascal Dubost (lire ici la demande adressée aux contributeurs sollicités pour cette première disputaison)

Une disputaison :
La critique en poésie

Issue de la disputatio latine, la disputaison (ou la dispute) était au Moyen Âge une pratique universitaire qui consistait en un débat dialectique oral rassemblant deux personnes dialoguant autour d’un problème théorique posé par un tiers (le maître) ; sans rhétorique, il s’agissait de raisonnement brut ; ce n’était pas une confrontation. Nous avons demandé à plusieurs critiques littéraires de disputer par écrit autour de la critique en poésie, insistant auprès d’eux sur le fait que l’appréciation défavorable y est rarissime.
Troisième contribution : Gérard Cartier
Pour accéder directement aux contributions précédentes, cliquer sur la rubrique « Les Disputaisons » dans la colonne de droite, sur le site. 

Le pourquoi du comment

Posons-nous d’abord cette question vaguement saugrenue : pourquoi se mêler de critique de poésie quand on le fait en amateur, selon le mot de Valéry ? Pour moi, tout a commencé par un commentaire perfide de Gérard Noiret remarquant que si les poètes ne s’en chargeaient pas, on ne parlerait pas de la poésie vivante. Il a raison, on le vérifie aisément sur Poezibao… il a raison, bien sûr… mais pourquoi moi ? Je n’ai pas la tête aux doctrines. Je ne m’en sentais pas capable. Il aura fallu un concours de circonstances pour que je m’y risque, tardivement et avec hésitation : la retraite, mal nommée, qui laisse du temps pour lire et pour écrire, et la création de la revue Secousse, dont il fallait nourrir la rubrique critique.
Après neuf ans et près de 80 notes, on n’est plus tout à fait un débutant. Avec le temps, on se dote d’une méthode. La mienne est simplissime : noter en vrac les idées qui me viennent durant la lecture (thèmes, intentions, procédés stylistiques, références affichées ou occultes, etc.), sans retenue ni mise en forme, recopier les vers qui me semblent exemplaires et relever les poèmes à citer en intégralité. Les vingt premières pages d’un recueil me suffisent d’ordinaire à décider si j’en parlerai et, dans ce cas, à définir les grandes lignes de ma note de lecture. Les idées, qui d’abord affluent, ne tardent pas à se répéter, sauf pour un auteur particulièrement versatile : je couvre rarement plus d’une feuille pliée en quatre, comme celle qui est à présent sous ma main – chacun a ses rites. Puis vient le travail de rédaction. Certains ont la plume facile. Ils vous dépêchent une recension d’un spasme de la main. Ce n’est pas mon cas. Pour une note qui coule miraculeusement, comme soufflée des cintres, vingt ne naissent que dans l’effort et la longueur de temps. Il me faut deux à trois semaines pour extraire d’un agglomérat de notations disparates une pensée cohérente et ordonnée : longtemps, les idées flottent dans un brouillard ; les phrases boitent bas ; il est des mots qui jusqu’au bout se refusent. S’agissant de juger ses confrères, et par là-même d’être jugé par eux, comment se contenter du premier mouvement ?
En dépit des apparences, j’ai commencé à répondre à l’enquête. Pourquoi se donner une telle peine pour un livre médiocre, alors que tant de bons livres passent à peu près inaperçus ? Le temps qu’on y consacre serait mieux employé ailleurs. Il est peu probable qu’une appréciation négative amende le coupable, dans le cas où elle est fondée ; et si elle l’est d’évidence, elle donne de son auteur la fâcheuse image d’un pisse-vinaigre s’acharnant à abattre ce qui est déjà à terre. Enfin, nous sommes évidemment faillibles, on ne peut pas exclure de passer à côté d’un grand texte, comme en témoigne amplement l’histoire de la littérature. Les poètes qui ne nous touchent pas, les maladroits, les complaisants, les prétentieux, les rusés, les attardés qui labourent de vieux sillons, les alouettes qui se prennent aux miroirs du temps, laissons-les vivre en paix. Je n’écris donc jamais de critiques négatives. Pour autant, à partir du moment où l’on rend compte d’un livre parce qu’on l’aime, qu’on le trouve important ou original, il faut rester honnête avec soi-même. Il m’arrive souvent d’avoir quelques réserves. Dans ce cas, je les signale, sauf si elles sont mineures, mais en mouchetant le fleuret (à quoi bon blesser ? et est-on sûr, en donnant des leçons, de ne pas se tromper ?), ou en dosant le venin qui est dans la pointe – en le mélangeant de miel : comprendra qui pourra.
Je ne conçois de publier une critique négative que dans deux cas. D’abord, pour un recueil dont on parle beaucoup. Ce on vise essentiellement les journaux et les magazines, y compris à vocation littéraire, qui se désintéressent presque unanimement de la poésie contemporaine – il aura fallu que Franck Venaille meure pour que la grande presse lui rende hommage. Au mieux, elle se contente de citer quelques vers d’un recueil récent ; au pire, elle se livre à des dépeçages à la Frankenstein. Il arrive pourtant que des journalistes s’entichent d’un auteur, ordinairement médiocre. Et on les voit tout à coup célébrer des vers millimétrés et des airs de flûte à l'oignon, ou bien les effusions d’un jeune prodige – ah, découvrir un nouveau Rimbaud ! Que faire, alors ? Si l’on est d’humeur batailleuse, si, lisant l’éloge du poète Houellebecq, on sent son foie se gonfler et s’échauffer, on peut bien sûr se mêler au débat – sans illusions.
Le second cas concerne les ouvrages théoriques et les anthologies. Je ne parlerai pas des premiers, que je ne lis pas : outre qu’ils sont souvent jargonneux, toute métaphysique de la poésie me paraît vaine. Mais ils appellent évidemment le débat, donc la critique, même âpre, pour autant qu’elle soit argumentée. Les anthologies sont de même nature. Par la sélection ou l’exclusion des poètes, par l’importance relative qui leur est accordée, par les notices qui les introduisent, elles expriment, consciemment ou non, une vision de la poésie : elles en sont la précipitation en acte. Il n’y a pas (et c’est heureux) de consensus sur ce qui est bon et mauvais en poésie. On le voit assez à la diversité des écritures louées par les critiques – s’il n’y a plus d’écoles à proprement parler, il y a toujours des familles, parfois lâches, parfois étanches, souvent regroupés autour d’une maison d’édition (Al Dante par exemple). De temps à autre s’élève une dispute qui, sans avoir la vigueur de celles d’Hernani ou du formalisme des années 70, n’en occupe pas moins un moment les esprits. Il y en a eu une en 2017, assez violente, à l’occasion de l’édition de l’anthologie Un nouveau monde d’Yves di Manno et Isabelle Garron (Flammarion), qui tente de tracer des chemins dans la jungle de la poésie française depuis 1968. Ces disputaisons sont légitimes, et même souhaitables, pour autant qu’elles donnent lieu à une réflexion. On ne peut pas se contenter de s’offusquer de l’absence de certains et de la présence d’autres : chacun a son ciel et son enfer personnels, il serait extraordinaire qu’ils coïncident avec ceux de l’auteur d’une anthologie, aussi vaste et informée soit-elle. C’est la vision qui la sous-tend qu’il faut analyser et éventuellement critiquer, surtout si elle est clairement énoncée, comme c’est le cas de celle de Flammarion. D’autres l’ont précédée, avec les mêmes effets – celle de Jean-Michel Espitallier par exemple. Force est de constater que rares sont les commentateurs qui s’efforcent de leur opposer de vrais arguments, et a fortiori de développer leur propre conception. Pour en avoir élaboré une (d’ampleur limitée) pour un éditeur étranger, je l’ai constaté à mes dépens – et j’ai été surpris par la violence lapidaire de certains.
Hormis ces deux cas, je crois peu utile de critiquer les poètes que l’on juge inintéressants. Pierre Jourde défend une position opposée : « L’argument mille fois assené : ignorons les livres médiocres, ne parlons que de ce qui est bien, est celui de la critique de complaisance et sert à couvrir la défense d’ouvrages indigents ». Cet argument est doublement fautif. D’abord, au strict plan de la logique : parler de « ce qui est bien », ce serait « défendre des ouvrages indigents »… Ensuite, Jourde fait à ses contradicteurs un procès d’intention : ils refuseraient de critiquer les mauvais livres par « complaisance ». C’est la reprise d’une idée rebattue, qui égale louange à flatterie et critique à vérité – idée que l’on trouve déjà, par exemple, chez Du Bellay :
Cent fois plus qu’à louer on se plaist à mesdire :
Pource qu’en mesdisant on dit la vérité,
Et louant, la faveur, ou bien l’auctorité,
Contre ce qu’on en croit, fait bien souvent escrire.
(Du Bellay, Les Regrets, in Poètes du XVIe siècle, La Pléiade, p. 475)
L’idée n’est pas dénuée de fondement dans les milieux où les enjeux de pouvoir sont forts, mais on n’est plus à l’époque où les auteurs dépendaient pour leur subsistance de la faveur d’un prince. Il peut exister une relation de cet ordre lorsque le poète commenté est lui-même critique (le fameux « renvoi d’ascenseur ») ou éditeur. On peut alors soupçonner l’auteur de l’éloge de céder au « soin de complaire » (c’est pourquoi je me suis fait une règle de ne pas commenter le travail de poète de mes éditeurs). Hormis ces circonstances particulières, où le soupçon peut naître, en quoi faire l’éloge d’un livre qu’on a aimé serait faire preuve de complaisance ?
Sans doute ne sommes-nous pas de vrais critiques, au sens de Pierre Jourde. Mais, pour le faire en amateurs, nous ne nous sentons pas moins tenus à certains principes : lire des écritures variées, même très différentes de la sienne ; tenter de les éprouver de l’intérieur ; sonder leurs potentialités, etc. Il reste qu’on ne peut pas s’accommoder à tout. Il y a des auteurs que je ne comprends pas. Jean Daive par exemple, qui sème quelques beaux poèmes au milieu d’un désert de pages où je cherche en vain un sens, même trouble, même lointain ou mystérieux. Je m’y sens un intrus, je tourne les pages par acquis de conscience, pour pouvoir me dire que je les ai lues jusqu’au bout – abandonner un livre est toujours un échec. Dois-je assassiner Jean Daive ? « Mais il ne s’agit pas de comprendre ! » me dira-t-on. Voire. Si l’on révoque la raison, il ne reste plus qu’un chaos de mots, de sonorités et de rythmes qui me repoussent inexorablement. Que d’autres commentent ses livres, s’ils le souhaitent. Sinon quelques saillies, je ne me sens pas capable d’écrire rien sur lui qui soit juste. Il ne m’est arrivé qu’une seule fois d’écrire un texte négatif : à propos d’Anne-Marie Albiach, mais c’était dans un récit illustrant un genre littéraire, le pamphlet, et non dans une critique de poésie. (Je passe à dessein sous silence quelques notes peu élogieuses sur des manuscrits soumis au CNL en vue de l’aide à la publication : elles étaient à finalité interne.)
Certes, on peut facilement se laisser emporter par sa verve : comment résister au plaisir de dire du mal de ses semblables ? « Cent fois plus qu’à louer on se plaist à mesdire… » Peut-être y aurais-je réussi si je l’avais voulu, ce n’est pas la tentation qui parfois me manque. Je ne me prive pas, à l’occasion, de vilipender certains spectacles théâtraux : mais c’est un tout autre univers. Si j’y cède parfois en poésie, comme tout un chacun, c’est en paroles – qui s’envolent. Le genre est trop fragile, trop invisible pour contribuer à en dégoûter ses rares lecteurs. Du reste, ce plaisir bilieux est rarement récompensé. Un critique de poésie de la fin du dernier siècle est resté célèbre pour ses vacheries. On aura bientôt oublié son œuvre de poète, qu’on n’a pas envie de défendre, et qui d’ailleurs ne le mérite pas. De ce dragon, hormis peut-être quelques poèmes pour l’école primaire (« Janvier pour dire à l’année "bonjour"… »), il ne restera que le fiel et l’arrogance. Combien de poètes a-t-il dézingué en public ? Je me suis bien gardé de le chatouiller après l’essai que j’en avais fait en privé. En réponse à un manuscrit que j’avais eu la naïveté de lui soumettre, il m’est chu des hauteurs un oracle assassin. Que croyez-vous qu’il arrivât ? Me suis-je dit : mon Énéide est ratée, il ne me reste qu’à la brûler ? Non, bien sûr. J’ai ourdi une vengeance hyperbolique, à quoi j’ai eu la sagesse de renoncer – sinon en la transposant en poème –, et j’ai persévéré. Ce qu’il advint de mon manuscrit, peu importe : je veux seulement noter le peu d’effet sur l’auteur d’une critique violemment négative. Je crois que nous sommes plus utiles aux lecteurs, et aux poètes eux-mêmes, en faisant connaître les bons livres qui relèvent peu ou prou de ce genre délaissé : la poésie.
Gérard Cartier