Jamaïque contemporaine

Publié le 11 septembre 2019 par Aicasc @aica_sc

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Edna Manley Negro Aroused 1935 John Dunkley Neither Day nor night Alicia Brown Tropical Fruit 2018 Alicia Brown 2019 Alicia Brown 2019 Alicia Brown The crown 2019 Alicia Brown Portrait of a Lady 44 x 30 oil on canvas Camille Chedda Wholesale degradables Camille Chedda Wholesale degradables détail Camille Chedda Wholesale degradables détail Ebony G.Patterson Out of 72 (détail) Ebony Patterson 9 of 219 Alice Yard Ebony Patterson 9 of 219 Performance Alice Yard Ebony G PattersonThey were beauifull like moon Ebony G PattersonThey were beautifull Ebony G Patterson made and babies too Ebony G Patterson Or those who bear bare witness Ebony G Patterson Or those who bear bare witness Andrea Chung You broke the ocean in half to be here Andrea Chung You broke the ocean in half to be here Leasho Johnson Lost at sea Oneika Russell Antilles for the Antilleans Saltwater Oneika Russell Antilles for the Antilleans Saltwater Cosmo Whyte Cosmo Whyte Cosmo Whyte Petrona Morrisson Petrona Morrisson Mapping série 2017 Charles Campbell Birdsongs Charles Campbell Birdsongs Carole Anzinger The eye Carole Anzinger Before you realized you could be seen,I watched you soaked in the shade while I was conceiving 2018 ESther Chin Esther Chin Esther Chin (détail) Monique Gilpin Monique Gilpin Monique Gilpin

La Jamaïque suit de près le peloton des trois îles-leader en Caraïbe dans le domaine des arts visuels et affiche donc un indéniable dynamisme. Si Cuba, la République Dominicaine, Porto Rico, toutes trois anciennes colonies espagnoles réunissent les premières écoles d’art, les premiers musées, les premières biennales de la Caraïbe, la Jamaïque prend son essor dans les années trente, sous l’impulsion d’une artiste, Edna Manley. Dix ans plutôt, Edna Manley, sculptrice d’ascendance jamaïcaine, est revenue dans son pays natal en compagnie de   son époux,  l’avocat Norman Manley. Ce dernier sera premier ministre de la Jamaïque de 1955 à 1962 et Edna Manley s’attachera alors au développement et au rayonnement des arts plastiques. Sa sculpture Negro aroused (1935) reste emblématique de ce  temps du renforcement d’un fort sentiment nationaliste et d’une puissante affirmation culturelle en Jamaïque. Autour d’Edna Manley de jeunes artistes pionniers  commencent à privilégier les thématiques locales, scènes de genre, rurales ou urbaines, portraits alors que, dans le même temps, s’épanouit le courant intuitif avec des  artistes autodidactes à la technique plus spontanée. John Dunkley fut indubitablement l’un des plus originaux.

La Jamaican School of art est fondée en 1950 et deviendra Edna Manley School for the visual art en 1987. La Galerie Nationale de la Jamaïque  ouvre ses portes en 1974.  Riche de plus de deux cent soixante – deux œuvres, elle  a initié dès 1977 la première exposition nationale annuelle. Cette manifestation connaît une nouvelle dynamique en 2014 en devenant  la Biennale Nationale de la Jamaïque.

Avant – garde, académisme, primitivisme se conjuguent dans un large éventail de propositions artistiques à l’image de ces deux approches du portrait à l’esthétique contradictoire.

Les portraits d’Alicia Brown (1981 Jamaïque) traitent de  l’imitation dans le processus de construction de l’identité post-coloniale des Caraïbes et de la signification de la copie ou du remix dans le contexte de l’art du vingtième  siècle. Ces tableaux sont inspirés d’oeuvres hollandaises du seizième et dix- septième siècles. Les colliers, les cheveux, les perles, les cuillères, la dentelle et la canne sont récurrents pour mettre en évidence la tension concernant les luttes de classes dans la société.

L’installation très contemporaine Wholesale degradables  de Camille Chedda (1985 Jamaïque) juxtapose des portraits réalistes d’anonymes peints sur des sacs en plastique biodégradables, à des degrés divers de décomposition. La légende This bag is 100% dégradable appelle l’attention sur les violences répétées envers la communauté noire.

Aux antipodes de cette esthétique sobre, dépouillée, minimale : sacs en plastique biodégradables, noir et blanc, des installations foisonnantes, somptueuses, surchargées papiers peints imprimés, de fleurs artificielles, de dentelles dorées, de colifichets clinquants, de   jouets  kitchs jalonnent  le cheminement artistique d’Ebony G. Patterson (1981, Jamaïque) et stigmatisent  pareillement la violence et la répression meurtrière mais sur un autre registre esthétique.

Ainsi en 2010, la performance 9 of 219 a été produite pour la première fois à Alice Yard, Port of Spain, Trinidad, puis en 2011 à  la Monique Meloche Gallery de Chicago. La procession des  neuf cercueils décorés d’une profusion de dentelles, de papier peint fleuri, de fleurs artificielles évoque la tradition jamaïcaine des  bling funerals décrite par Annie Paul dans un article du numéro 23 de Small Axe,   No Grave Cannot Hold My Body Down : Rituals of death and burial in postcolonial Jamaïca. Mais cette action performative stigmatise surtout le taux élevé de criminalité de Trinidad et la facilité avec laquelle on oublie ces morts.

Le 15 mars 2012, la veille du jour où Christopher Lloyd Coke dit Dudus  devait être jugé, l’action éphémère, Of 72, mise en scène pour une unique soirée à University Close, témoignait du massacre de 73 civils perpétré au cours de la traque du gangster, en Mai 2010. Soixante – treize civils, soixante – douze hommes et une femme sont morts. Deux  années plus tard leur nom n’avait  pas encore été révélé. Qui étaient – ils ?  Les soixante treize fanions, chacun portant au centre la photographie d’un visage dissimulé par un bandana et agrémenté à la manière de l’artiste,  de plumes, de perles, de napperons de dentelles, de sequins, de couleurs clinquantes, suspendus en plein air sur une corde à linge  témoignent de la tuerie de Tivoli. Ce  projet financé par Small axe et inséré dans le numéro38 est accompagné d’un texte d’Ebony dont voici un extrait : Qui étaient ils ? Avaient – ils des enfants ? Une mère ? Un père ? Quel âge avaient- ils ? Travaillaient – ils ? Que mangeaient – ils au petit déjeuner ? Etaient – ils mariés ? Ont – ils pleuré quand ils ont été tués ? Avaient – ils des armes ? Avaient –ils un rapport quelconque avec la drogue ?  Qui étaient – ils ?

Plus récentes, conçues entre 2016 et 2018, They Were Beautiful Like the Moon … They Were Just Babies … They Were Just Girls. … (… When They Grow Up) appartient à une série d’Ebony G. Patterson sur les meurtres abusifs  de jeunes de couleur, inspirée par une vague de crimes d’enfants dans son île  mais relative aussi à toutes les autres morts violentes de même nature. Le  portrait intitulé They Were Just Boys montre deux jeunes hommes noirs avec un jouet en mains  comme Tamir Rice, 12 ans lorsqu’il a été tué par la police de Cleveland en 2014. Or those who bear/bare witness commémorent encore des  victimes anonymes.  L’artiste attire l’attention sur leur invisibilité en les faisant disparaître dans ses propres œuvres. Ces œuvres récentes évoquent une jungle luxuriante où les corps  sont à peine apparents. Plus loin, seuls des  membres se mêlent à la densité verdoyante et à des animaux comme des hiboux, des ours ou des coqs.  Présentées sur un nouveau papier peint en tissu conçu par l’artiste qui suggère un jardin la nuit, ces œuvres sont teintées d’étrangeté, de beauté inquiétante et de décomposition. Ce sont des jardins où la vie et la mort se mêlent. Le contraste entre l’atrocité du sujet et l’apparence gaiement colorée et scintillante des œuvres  est saisissante.

Aujourd’hui, à travers des mediums variés et complexes, les plasticiens jamaïcains contemporains s’attachent à analyser les dégâts de la colonisation,  la migration constitutive de l’histoire de la Caraïbe, le rôle essentiel de la mer mais aussi la construction des identités individuelles ou la violence sociétale.

La mer, image de vie et de mort, à la fois dépositaire et réceptacle de tous les supplices subis par les esclaves et promesse d’ouverture, où les uns se noient alors que d’autres la franchisent reste au cœur des œuvres : You broke the ocean in half to be here, Lost at  sea, Antilles for the Antilleans  Saltwater.

Andrea Chung (1978 New Jersey USA) d’origine jamaïcaine et trinidadienne vit et travaille actuellement à San Diego, en Californie. Ses œuvres examinent  les cultures créées sous l’influence des régimes coloniaux et postcoloniaux. Le poisson-lion, une espèce non indigène qui a proliféré récemment dans les Caraïbes, détruisant l’écosystème local, fonctionne comme métaphore de la colonisation dans une installation immersive séduisante  bleu-cyan, You broke the ocean in half to be here. Cette juxtaposition de cyanotypes figure un monde sous marin fantastique, attractif dont  la beauté dissimule le danger.

Dans Lost at  sea de Leasho Johnson (1984 Jamaïque), la vision puissante et poignante de  corps masculins noirs et de poissons morts flottants dans une mer rouge sang  offre plusieurs lectures : l’évocation du  corps des esclaves jetés par-dessus bord et abandonnés sur le chemin du Nouveau Monde. Il navigue dans le noir des mers, où les noyés sont alignés peut –on lire dans  La Case du commandeur d’Edouard Glissant . Mais elle  dépasse aussi   le contexte colonial dans une association d’idée plus contemporaine. L’utilisation du rouge, symbolique du sang, fait allusion non seulement au  sang qui a été versé à l’époque coloniale, mais aussi au sang par lequel le sida a été a été transmis lors de rencontres homosexuelles. Les hommes flottants seraient alors les victimes de la maladie. L’usage du  mot  poisson  comme insulte homophobe dans le langage familier de la Jamaïque oriente vers cette interprétation.

Les Caraïbes ont eu une relation difficile avec la mer car elle a historiquement transporté les Africains vers les îles pour l’exploitation.

Where are your monuments, your battles, martyrs?
Where is your tribal memory? Sirs,
in that gray vault. The sea. The sea
has locked them up. The sea is History

( Derek Walcott )

Mais dans les temps modernes, l’océan, c’est aussi la façon dont ces nations insulaires développent leur économie par le tourisme car la mer les relie au reste du monde.

L’Installation de textiles imprimés, Antilles for the Antilleans: Saltwater d’ Oneika Russell souligne cette ambivalence. Elle comprend  neuf panneaux de crêpe de Chine décorés à la manière des bannières, des mouchoirs, des affiches  de la culture populaire jamaïcaine. Sur quatre des panneaux, figurent  les mots  Saltwater, clears, clouds, the, eyes, écrits  de la main de l’artiste.   Ils présentent deux idées contradictoires sur cet élément constitutif dans la définition des Caraïbes, la mer.

La migration est un fait intrinsèque de la société caribéenne :  Flux migratoires inter-caraïbes des peuples premiers, migration historique violente et forcée des esclaves et des engagés,  aujourd’hui migration diasporique ou touristique.

The Enigma of Arrival in 4 Sections de Cosmo Whyte (1982 Jamaïque) explore ce phénomène et ses conséquences et plus particulièrement comment les notions d’identité sont perturbées par la migration,

Dans The Enigma of Arrival in 4 Sections  Section 1 : Devinez qui vient  dîner, les gilets de sauvetage et les moules sont une référence évidente au problème croissant de la migration humaine. Elle contraint  le spectateur à se confronter à un sujet délicat et à s’interroger sur les définitions conventionnelles des frontières, d’identité et de  communauté.

« La migration est plus qu’un sujet d’actualité pour moi. Elle est personnelle, et je commence toujours mon enquête par mon expérience personnelle. Je m’intéresse à une série de questions : Comment puis-je utiliser au mieux mes expériences personnelles de migration pour remettre en question les constructions colonialistes de masculinité, de race et d’appartenance? L’identité du migrant est une identité de fluidité et de flux. Cette fluidité et ce flux sont souvent présentés comme des crises existentielles en opposition avec  la rigidité de l’identité nationale et de ses frontières. »

Dans  A Natural History, Oneika Russell interroge aussi cette notion d’identité. Cette série  a été créée principalement lors d’une résidence à Kyoto, au Japon. Elle cherche à  représenter l’expérience vécue par  l’étranger qui baigne dans une culture inconnue. « J’essayais de comprendre comment construire une image qui véhiculerait le corps tropical et l’identité tropicale. » Cette fusion du corps noir et du feuillage des Caraïbes deviendra finalement un livre d’artiste imprimé en 2015.

Ce thème de l’identité est aussi le  sujet de prédilection pour Petrona Morrisson ( 1954 Jamaïque) , directrice de l’Edna Manley college for visual art de 2005 à 2014.

Sa toute nouvelle exposition découle de ses recherches sur la représentation de soi à travers l’image photographique et  le selfie.  Ses réflexions ont  abouti à une série de portraits  qui soulèvent des questions sur la nature de la représentation individuelle et  reflètent les préoccupations continues dans son travail autour de la génétique, l’expérience personnelle et leur relation avec la construction de  soi .La topographie sous-jacente du corps est explorée pour révéler des marqueurs individuels influencés  par la génétique et l’environnement. La peau, enveloppe  extérieure, est associée à des objets médicaux ou des codes ADN dans un processus de  cartographie  du corps.  Comment la race et la classe se croisent dans la façon dont les images sont reçues  et comment les images construisent les identités et les perceptions sont les questions abordées par Petrona Morrisson.

Une autre thématique se fait de plus en plus fréquente, celle de la fragilité de la nature souvent corrélée à celle de la vie, notamment avec Charles Campbell, Carole Anzinger , Esther Chin.

Charles Campbell (1970 Jamaïque) aborde cette  question de manière poétique, allusive et métaphorique à travers un fait social et historique, la disparition d’une petite communauté de race noire du bog de Charlottetown  au  Canada. Fondée vers 1812-1814 par Samuel Martin, un ancien esclave devenu  plus tard ramoneur, une communauté afro-insulaire peu importante en nombre, a vu le jour au début du XIXe siècle dans une région pauvre de Charlottetown, capitale de l’Île-du-Prince-Édouard, au Canada  mais s’est dispersée à la suite du réaménagement immobilier du quartier. Effacés de la mémoire de Charlottetown,  ses habitants ont effectivement souffert du racisme. Charles Campbell associe les ruptures écologiques et culturelles. En effet, la disparition des oiseaux au cours des quarante  dernières années, causée par l’interférence humaine, les changements climatiques et la perte d’habitat, a laissé un paysage sonore rempli de  bruits urbains, industriels et électriques.
Travels in Birdsong est à la fois une installation et une performance, une reconstitution auditive du quartier avec les chants d’oiseaux de la côte et des terres humides de l’Île-du-Prince-Édouard.  Une série de 72 tubes ovales à trois côtés en bois de bouleau découpés au laser sont   suspendus en cercle  sous la forme générale d’un tore, représentation  d’un champ d’énergie en physique. Le dispositif diffuse  le chant des oiseaux. alors que l’artiste en Actor boy circule entre les hauts – parleurs

Deborah Anzinger souhaiterait que les droits humains et les droits environnementaux bénéficient de la même attention et considération. Eye (2018) associe des formes biomorphiques en céramique et une plante vivante, l’aloe vera pour appeler notre vigilance sur la fragilité de l’environnement

Esther Chin, quant à elle, dans Yisitie, insère des pétales de bougainvilliers dans de larges pans de papier bulle qu’elle suspend comme de vastes tapisseries. Le bougainvillier, plante endémique à la Jamaïque, connue pour sa beauté et sa résistance, est également la fleur officielle d’un certain nombre de villes dans la province du Guangdong en Chine d’où de nombreuses familles jamaïcaines chinoises sont originaires. Ainsi l’artiste explore son identité sino-jamaïcaine mais se concentre aussi sur des questions environnementales. Les pétales se fanent et se décolorent symbolisant la fragilité et la fugacité de la vie.

Le contraste violent des  corps tronqués et contorsionnés dans le cadre abstrait d’un angle de murs aux couleurs saturées de la Porcelain série de Monique Gilpin lui sont inspirées par les figurines en porcelaine encore très présentes dans les intérieurs jamaïcains. Monique Gilpin photographie les corps vernis à l’huile pour leur conférer cette brillance particulière de la porcelaine. La tête et tous les attributs qui pourraient indiquer le genre ou l’identité des corps ont disparu et le regard se concentre sur la relation du corps et de l’espace. Ce qu’elle cherche à exprimer, c’est la lutte psychologique en quête de stabilité dans un monde contemporain mouvant.

Certes, chacun de ces  artistes comme chacune de ces œuvres appelle une présentation plus approfondie et bien des  artistes motivants ne figurent pas dans ce rapide inventaire. Mais c’est juste une première étape à la découverte de la création jamaïcaine contemporaine encore peu connue dan la Caraïbe francophone

Dominique Brebion