(Note de lecture), Typhaine Garnier, Massacres, par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé

Typhaine Garnier : un tour de farce

On trouvera ici 30 poèmes, pris chez les plus grands poètes de la langue française. Des classiques. Comprendre : des auteurs qu’on donne à lire en classe aux élèves, dont on estime que l’œuvre sera en mesure de les édifier.
Il faut croire que l’ouvrage a une vocation didactique, comme il nous est expliqué dans les indications pratiques sur lesquelles ouvre ce livre de Typhaine Garnier : « Ce volume offre un choix de textes organisés selon l’ordre chronologique, mais selon les thèmes majeurs et intemporels de l’inspiration poétique. » Ces thèmes sont les suivants : 1) l’amour de l’art ; 2) les délices de la vie ; 3) la fraîcheur rustique ; 4) l’ardeur de la passion ; 5) le transitoire ; 6) les revers du sort.
Ronsard, Nerval, Hugo, Baudelaire, Heredia, Rimbaud, Mallarmé. Et quelques autres. La plus haute poésie dans ce manuel d’un genre nouveau. La plus haute poésie soumise au plus joyeux massacre. On ne saccage bien, à vrai dire, que ce qui est vraiment grand.
Massacres — 30 actes de fieffée potacherie complètement assumée, de réécriture magistrale, très ludique et, disons-le, roborative. Cela s’inscrit dans une certaine tradition parodique. Voyez comme ça se passe, chez Rabelais ! oyez chez Joyce ! ces deux grands farceurs ou forceurs de littérature. Demandez à Verheggen ! à Queneau !
« À une passante » de Baudelaire devient « Anus en pente ». Ça nous fait rigoler, bien sûr. « L’Ode à Cassandre », du bon Ronsard, devient, « Coda à s’pendre », laquelle pièce achève la série grandiose des Massacres. On s’en aperçoit, rien qu’aux titres que je viens d’évoquer : il s’agit de scandaleuses approximations, de pathétiques pataquès, d’à-peu-près phonétiques, de contrepèterie et d’holorimie gouailleuse. La farce cachée du poème désigne ainsi un autre état de la langue.
Il s’agit presque de traductions. De transpositions en tout cas. Ces Massacres nous rappellent qu’il est des mots sous les mots du poème. La parodie court sous le texte. Usage mineur du poème.
Sans doute avait-on, au reste, ces poèmes trop bien dans l’oreille, depuis qu’ils sont devenus des classiques patentés, des parangons consacrés.
La trop parfaite perfection de l’alexandrin de Mallarmé, par exemple, sa réputée (et avérée) difficulté méritaient bien, non d’être dépassées — puisqu’on nous répète, en classe, que c’est indépassable — mais contournées, débordées. Ou plutôt : sabordées. Et c’est un sabordage créateur, un naufrage hautement maîtrisé. De fait, Typhaine Garnier propose ici un superbe piratage poétique.
Typhaine Garnier part à l’abordage de Rimbaud. Elle livre une version jubilatoire de « Ma bohème », traversée par le père Ubu. Cela donne : « Ubu aime », toujours selon le principe de l’à-peu-près phonétique. Ce bricolage intertextuel, de rire en échos savants, se révèle être un processus de libération poétique.
Le travail de réécriture de Rimbaud connaissait déjà de nombreux précédents, qui ont été recueillis par Jean-Jacques Lefrère dans La Chasse Spirituelle (Léo Scheer, 2012). On y découvre notamment un « Dormeur du "Nam" », par John Rambo, extrait d’un recueil préfacé par le Colonel Trautmann. C’est que Rimbaud lui-même encourage à la farce. Tant il est vrai que la dimension parodique n’est pas absente de ses poèmes (que l’on pense par exemple à sa période zutiste). Mais au fond, n’est-ce pas le grand classique mille fois honoré qui, justement parce que c’est un grand classique mille fois honoré, exige d’être ainsi dézingué, revisité de con-t-en fomble ?
Le corps glorieux du poème contient en puissance anagrammatique toutes ses contradictions, toutes ses parodies, son massacre, son explosion. Et sans doute exige-t-il d’être massacré autant que consacré. « Au jet d’eau froide vigueur retrouvée : lacérons ! »
Ici, la dilacération est géniale et salubre. Généreuse. Au point que les réécritures de Typhaine Garnier tiendraient presque toutes seules. Mais le jeu véritable de la farce (la force polyphonique de la farce) implique que l’on garde l’original bien présent à l’esprit. Ainsi, les grands textes canoniques dûment canonnés par Typhaine Garnier sont maintenus en face de leur réécriture. Mis en regard. Le texte archi-classique observe son bâtard drolatique. Il y a incontestablement un « travail du poème » (cf. Ivar Ch’Vavar) de l’un à l’autre, de l’autre à travers l’un. Et là, ce n’est pas de la blague. Pas seulement.
Massacres est peut-être aussi, et avant tout, un vibrant hommage aux classiques de notre poésie. Qu’on en juge à partir de la transposition très osée que Typhaine Garnier opère à partir de Nerval :

EL DESDICHADO
Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule Etoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le
soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La
fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
Gérard de Nerval

LE DÉDUIT DU SADO
J’essuie la très nerveuse meuf au con salé,
La pince (le Captain a l’amour en phobie),
Sa sale étole est moche, et son tutu zélé
Me sort par les naseaux, d’où la belle embolie !
Dans l’ennui du béton, toi, maquereau sali,
Rends-moi l’pot illico et la merde étalée !
Ta sœur qui faisait d’dans a mon corps démoli,
Et ma trogne de cancre en cirrhose a fané.
Je suis moi et fourbu, l’enseigne BYRRH PICON
M’offre le songe en or du bison dans l’arène
̶  Vu le genr’ de gargote, un âne joue la scène.
Au jet d’eau froide vigueur retrouvée : lacérons !
Modelant tous ses trous (délirants cris d’orfraie),
Laisse croupir les seins et décris ce méfait !
(Typhaine Garnier à partir de Nerval)
Alors oui, Gérard, ici, prend cher. Ou chair. Et dans sa postface très serrée, Christian Prigent cerne bien les enjeux de Massacres : « L’intérêt de l’opération n’est ni dans la virtuosité de la facture rhétorique, ni dans la réussite du poème travesti. Il réside dans le maintien simultané de la double version : massacré et massacrant s’observent en chiens de faïence, à la fois adversaires et complices, liés par l’évidence de leurs parentés sonores mais déliés par la différence violente des scènes et des tonalités. »
Le plus savoureux, peut-être, ce sont, en fin d’ouvrage, les « Notes et pistes d’étude » que Typhaine Garnier adjoint à ses Massacres, rédigées à la manière de Lagarde et Michard. La parodie participe ici d’une heuristique joueuse. Ce sont des pistes de lecture, des explicitations quelquefois. Dans le but, là encore, d’emmener le poème ailleurs. On pense aussi bien aux exercices du regretté professeur Frœppel immortalisé par Jean Tardieu, sans doute aussi jubilatoires et rêveurs.

Mathieu Jung
Typhaine Garnier, Massacres, postface de Christian Prigent, Lurlure, 2019, 110 p., 15€.
Un extrait sur le site de l’éditeur