L'Inde n'est certes pas un pays d'écologie. C'est sans doute l'une des zones les plus polluées de la planète. Et la destruction de la vie n'y a pas commencé à l'ère industrielle, car l'Inde, comme la Chine, a connu très tôt dans son histoire l'horreur de la surpopulation, en particulier dans la vallée du Gange.
Mais contrairement à la Chine, l'Inde est davantage dualiste : les activités manuelles y ont toujours été mal vues. De plus, l'Inde est une civilisation du plein, du végétal et du liquide, contrairement à la Chine, laquelle sait aussi valoriser le minéral, l'aérien et le vide. Les genres musicaux sobres comme le dhrupad sont des exceptions (d'où sans doute leur succès en Occident), Bollywood est la règle.
Enfin, l'Inde a cultivé des images lyriques d'une nature idéalisée, sans connaissance concrète, du moins dans la culture de l'élite sanskrite. C'est une culture abstraite, comme en témoignent les descriptions de la nature dans la littérature sanskrite.Ainsi, on célèbre tel fleuve, on le divinise, mais on le détruit dans sa réalité concrète. Voici un exemple d'hymne à la rivière Kavéri. Tout se passe comme si le côté baroque de la chose devait agir comme une compensation idéale des destructions réelles :
Les sagesses de l'Inde ont-elles contribué à ce fossé entre la culture sanskrite et la nature ?
Le sâmkhya et Patanjali, avec leur dualisme exacerbé et leur mépris du corps, ne sont certes pas des doctrines de la nature. Cette dernière est vue comme une femme aussi agitée qu'aveugle, destinée à disparaître quand l'esprit se reprend. Quant au bouddhisme, il tolère le petit peuple des forêts, etc., mais la nature est par lui foncièrement conçue comme une illusion dépourvue de substance comme de sens. Ce mouvement d'abstraction atteint son apogée avec Shankara et l'Advaita Vedânta.
Selon le Vedânta, le monde n'est que "peu de chose", il est tuccha, "rien" ou presque. Il est la Mâyâ, ici vue comme une femme trompeuse, un peu comme Isis en Occident, mais de manière beaucoup plus radicale et univoque. Selon Shankara, la Nature est illusion, ténèbres destinées à s'effacer dans les clartés de la connaissance masculine, à l'image d'un mirage qui ne saurait souffrir que l'on s'en rapproche. Soureshvara, disciple de Shankara, répète sans cesse que la nature "existe seulement pour autant qu'elle n'est pas examinée" (avicârita-siddhâ).
Bien que la tradition du Vedânta ait mis un peu de vin dans son eau glacée, la nature reste une femmelette indigne d'attention aux yeux du Vedânta. Ainsi Ramana a-t-il soutenu jusqu'à sa mort que le monde est indigne d'intérêt car il n'est qu'une illusion sans importance, et Nisargadatta voyait dans le corps un tas d'immondices.
Or, comment peut-on préserver une illusion ? Comment considérer une simple apparence due à un aveuglement ? Comment respecter la nature tant qu'elle est conçue comme une tromperie dont on doit se détourner ?
En effet, le Vedânta propose une démarche en deux temps seulement : d'abord, au temps de l'ignorance, la nature se manifeste, mais comme illusion ; puis, au temps de la connaissance, la nature disparaît. Il n'y a pas de transfiguration, pas de transformation de l'expérience de la nature, mais une destruction sans plus. Ou alors, la nature subsiste, mais comme simple trompe-l'oeil désormais inoffensif. La nature est alors tolérée uniquement parce qu'en vérité, elle n'est rien. Tous les passages - ils sont nombreux - des Vedâs qui célèbrent la nature comme manifestation du brahman, du divin, sont rejetés, oubliés ou dénigrés. Aux yeux des Vedântins, ils servent simplement à avoir des femmes et des enfants. Ils relèvent de la surface. Jamais d'une profondeur.
D'où un certain mépris de la nature. A cet égard, il n'est pas indifférent de noter que l'un des plus grosses firmes indiennes d'extraction minière, qui fait régulièrement parler d'elle à cause de son mépris pour l'environnement, s'appelle Vedanta...
Les Indiens réfléchissent bien sûr à ces questions. Mais le Vedânta étant profondément dualiste, cela n'aboutit pas vraiment. Si "seul le brahman est réel et le monde est un mythe/une illusion/ un faux-semblant" (quelle que soit la façon dont on voudra traduire mithyâ, ce terme gardera une connotation négative), comment bâtir une vision vraiment respectueuse de la nature ?Ce serait possible à partir du shivaïsme du Cachemire qui, lui, célèbre clairement le divin dans la nature. En effet, contrairement au Vedânta qui a tendance à nier la nature comme ce qui cache le sacré, le shivaïsme du Cachemire célèbre la nature comme ce qui manifeste le sacré : la nature, et donc aussi le corps, la femme, la vie, le plaisir, sont dépréciés sous ce nihilisme (au sens précis que donne Nietzsche à ce terme) qui nie l'expérience au nom de l'impermanence de l'expérience, tout comme le bouddhisme.
Le statut du monde dans le Vedânta n'a jamais été clair : une sorte de goule que l'on méprise tout en la craignant. Le shivaïsme du Cachemire cultive aussi l’ambiguïté, mais dans un sens plus affirmatif. L'absolu du Vedânta est "ce qui reste" une fois tout nié (apavâdayogena, vyatirekena, baddhena, etc.) ; l'absolu du shivaïsme est "ce qui embrasse tout" (vishvakrodîkrita, sarvasahishnu, etc.).Mais le shivaïsme du Cachemire souffre d'être étiqueté "tantrique" par les puritains d'Inde et d'ailleurs. Sous ce motif, il est condamné à rester un célèbre inconnu.
J'espère que cette situation est en train de changer et que l'Inde sera encore humaine dans quelques siècles. Car il ne peut y a voir de civilisation humaine sans une nature préservée.
Voici trois articles qui débattent de cette question :
https://pdfs.semanticscholar.org/8424/54f4bbe7d241393bc22ef53732e7276e5832.pdfhttp://www.dharmaramjournals.in/ArticleFiles/Reverence%20for%20Nature%20or%20the%20Irrelevance%20of%20Nature%20Advaita%20vedanta%20and%20Ecological%20Concern-Lance%20E.%20Nelson-July-Sept-1991.pdf
https://www.academia.edu/3646396/The_Dualism_of_Nondualism_Advaita_Vedanta_and_the_Irrelevance_of_Nature