Comme explicit d'un article savant intitulé : " De la rectitude des noms, note sur le pétrarquisme français ", l'auteur, changeant soudain de registre discursif, écrivait : " [...] pour ton nom Diane, en ton nom, rivale délivrée d'avril avant de disparaître en appelant mes chiens par leur nom propre pour qu'ils ne me dévorent pas, je te jure qu'au point où nos visages disparaîtront, j'écrirai un poème, un poème midons, un poème, mia senhor. " On lisait cet envoi courtois en l'année 2010, au n°231-232 de la revue Po&sie, sous la signature de Martin Rueff.
La jonction en accomplit la promesse. Ce livre tout entier est en effet un poème de l'amor de lonh, dédié au nom de celle qui ne sera nommée que par énigme, et par là appelée, de toute la puissance de la poésie, à revenir de la séparation. Au cœur du livre, coule un poème fluvial intitulé: La Jonction/Essere due fiumi ; deux eaux y coulent parallèlement, l'une en caractères italiques, l'autre en romains, où se mêlent aussi la langue française et l'italienne sous l'invocation de la géographie fluviale des poètes aimés que des fleuves ont hantés; ces eaux sont celles du Rhône et de l'Arve, venues des glaciers de Suisse et de France pour se mêler, à Genève, au lieu-dit " La Pointe de la jonction " où deux fleuves se rejoignent afin que le poème retienne ce qui naguère ne put l'être:
Tu vois, j'écris La jonction pour qu'on
ne se sépare plus.
Tratteneri volessi anche, non posso
" Tu t'étais mis le ciel à dos ".
Ce livre, très composé en toutes ses parties, forme un triptyque mouvant dont le poème qu'on vient d'évoquer serait pour ainsi dire l' 'échangeur'; en amont, " L'amer fait peau neuve ", en aval " L'enrouement d'Actéon ". La première suite déroule quatre poèmes, soit une ample " Prière au caban bleu de Marie ", suivie de 17 " Hématopoïétiques " plus brèves, sur lesquelles enchaînent 10 " Complaintes de Mare eorum ", auxquelles succèdent 25 strophes intitulées " Hémo ". L'image dominante de cet ensemble est celle de l'hématome ; l'énergie ou la dynamique qui l'animent sont celles du sang humain. L'hymne à la Vierge surimprime le bleu azuré aux douze étoiles du drapeau européen avec la femme de l'Apocalypse de Jean, semblablement couronnée, pour exprimer l'incapacité criminelle d'une " Europe sans vertu " à secourir les milliers de " zodiaques noyés " dans la Mare nostrum des Romains, ici rebaptisée Mare eorum, où affleure le sang des naufragés comme " de grands hématomes de mer " en cet " hymne ecchymosé ". " Venez voir le sang dans les rues " écrivait Neruda, qui avait sauvé 2500 résistants espagnols en affrétant un navire : " Aussi loin qu'ils regardent/les vagues sont des loups " reprend Rueff, alors que nos ports refusent accès à ce genre de navire. C'est aussi qu'il affronte lui-même une autre sorte de dévoration : celle de l'amour doux-amer, exprimée dans la série des " Hémo " (pour " hémophile "), où se dit un exil intime sans havre ni repos : " ils saignent dedans/ils saignent toujours/ils tentent de filer par dedans [...] ".
L'issue est trouvée dans la troisième partie du livre : " L'enrouement d'Actéon ", qui s'ouvre sur un traitement héroïco-burlesque de la conversion du patron des chasseurs, saint Hubert, harnaché pour l'occasion au dernier cri de la panoplie 'survival', mais que l'apparition de la Croix dans son viseur reconduit en terre pétrarquiste où qui s'enfuit " par le bois de Diction " se trouve " le cerf qui enfonce la flèche/d'autant plus qu'il la fuit ". Les sections suivantes revisitent le mythe de Diane et Actéon en mode résolument subjectif, nous invitant à réfléchir à ce que purent sentir et penser les principaux acteurs du drame, Echo et Diane comprises - une question que s'était posée Pierre Klossowski à propos de la dernière, et à laquelle Rueff répond de la sorte : " je la replace dans l'espace du poème qui profane le mythe ". Quant au héros du drame, " c'est un semblant de brame qui lui vient [...] quand il veut lui dire/je t'aime je t'ai toujours aimée " - un enrouement malicieux qui nous prépare à la section ultime :
[...]
(bientôt il aura un chien
dans la gorge - le sien
le chien de sa chienne)
Intitulée " Noms courants ", cette ample suite développe ce qu'Ovide ne songeait pas à faire : soit une narration épique de la dévoration d'Actéon par les chiens de sa meute (Rueff livre une quarantaine de noms, tous puissamment évoqués, non sans humour au demeurant, en un pastiche éblouissant de style homérique mêlé de chanson de geste: un chef d'œuvre ! L'enjeu ? Les noms de ces dévorateurs seraient les contre-noms de la domna chantée - dont celui qu'ils voilent se trouve peut-être crypté dans le mot 'élégie', qui sait ?
Cette note est déjà trop longue ; juste un mot encore, pour signaler que ce livre de vers et de proses qui revisite et mélange sans vergogne genres, tons, rythmes, voix, langues, savoirs et non-savoir, sans jamais perdre le cours profond de l'inspiration courtoise, retrouve également parfois l'art romantique de susciter le(s) génie(s) d'un lieu. Ce qu'illustre particulièrement la prenante balade nervalienne en prose concluant la seconde partie, qui nous conduit, par le " Pont de Sous-Terre " et le sentier genevois du même nom, à travers l'histoire ancienne, moderne et post-moderne de la " Pointe de la Jonction ", là où le poème " appelle Eurydice pour une Nekuia-Party " afin que s'accomplisse sa raison d'être.
Jean-Nicolas Clamanges
Martin Rueff, La jonction, éd. Nous, 2019, 224 p, 16€.
Extraits
La Jonction série A (p. 76)
~
... celui qui, quel qu'il soit, elle
qui et que vaut n'importe qui
s'avance, ille ego, si l'on veut
balbutie, blablate, bégaie,
bredouille, balbuziante aux balustres
des rives dont la langue fourche
se laisse prendre à celle du temps
bifide au goût double
en la jonction et ciel et verte
sans blabla mais lyrique
à la fois cherche et côtoie
l'hymne fini qui y mène
ni Moselle d'Ausonne ni Rhin
d'Hölderlin
ou Loire de Beck et d'Emaz
qui l'aimait tant
ni l'Escaut par Venaille chevauché
mais Arve et Rhône
Aller-Retour (noté ici A & R)
(où ils se croisent l'un monte et l'autre descend)
itus et reditus
en flux et reflux:
Jonction / essere due fiumi
~
Complainte de Mare eorum (p. 45-46)
1.
L'amer
notre mer
si une mer peut aujourd'hui
être dite à quelqu'un
la voici ouverte
béante
jamais il n'y eut
de mer semblablement ouverte.
2.
Aussi loin qu'ils regardent
les vagues sont des loups
aux corps barbouillés de guède
meute innombrable qui monte et qui descend
aux gueules grandes ouvertes
hurlant avec le vent
et parfois, à la crête des vagues
quand les bêtes viennent laper le sel
sur la coque, et qu'elles montrent leurs crocs
on voit briller leur bave
sur les creux monstrueux.
3.
pleurez doux alcyons pleurez
ils crient ils tombent ils sont au sein des flots
et nulle Thétis n'a le soin de les cacher
nulle troupe n'a le cœur de les pleurer
et la mer argentée leur sert de couverture
et le ciel étoilé est en eux
et la mort au-dessus d'eux
au-dessus de leurs corps emportés seuls
dont l'amer fait peau neuve